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La soirée, assez avancée déjà, se déroulait sans accroc, dans une musique alanguie, la fumée mielleuse des Camels, les lumières rousses diffuses, une douce chaleur d'enfer climatisé, le parfum entêtant des cigares qui se mêlait à celui plus musqué des filles, dont la plupart se trouvaient à présent quasi nues. Des couples se formaient, au hasard d'une audace, ou d'un regard. D'autres quittaient la pièce avec plus ou moins de discrétion vers les dégagements particuliers, confortables en dépit de leurs dimensions exiguës, aménagés au premier étage ainsi que, pour des installations plus spéciales, dans les sous sols.

Après avoir bu plusieurs verres de bourbon, servis par une accorte demoiselle d'environ treize ans nommée Louisa, dans un coin sombre de la salle, HR s'était endormi de fatigue.

Le corps sans vie de l'Oberführer Dany von Brücke a été retrouvé au petit matin par une patrouille militaire, dans la cour d'un immeuble partiellement éventré par les bombes, inhabité mais en cours de restauration, donnant sur Viktoria Park, c'est-à-dire à proximité immédiate du grand aéroport de Tempelhof. Son assassin, cette fois-ci, ne l'avait pas raté. Les deux balles tirées de face presque à bout portant, dans la poitrine, et retrouvées sur place, étaient du même calibre que celle qui l'avait seulement blessé au bras, trois jours auparavant, et, selon les experts, provenaient du même pistolet automatique 9 mm Beretta. A côté du cadavre, gisait une chaussure de femme à talon haut dont l'empeigne était garnie d'écailles bleues métallisées. Une goutte de sang rouge vif en tachait la doublure intérieure.

CINQUIÈME JOURNÉE

HR rêve qu'il se réveille en sursaut dans la chambre sans fenêtre des anciens enfants von Brücke. Le bruit violent de verre cassé qui l'a tiré de son sommeil imaginaire semblait provenir de l'armoire à glace, dont le grand miroir est pourtant intact. Craignant des dégâts à l'intérieur, il se lève pour en ouvrir la lourde porte. Sur l'étagère centrale, à hauteur du regard, le poignard en cristal (dressé auparavant sur son pied de coupe à champagne) est en effet tombé sur la chaussure bleue aux écailles de sirène, renversé sans aucun doute par le fracas d'un quadrimoteur américain volant anormalement bas après son décollage de Tempelhof (par vent du nord) qui a fait vibrer tous les objets du pavillon, comme un tremblement de terre. Dans sa chute brutale, la transparente lame effilée a fait une blessure profonde au chevreau blanc qui garnit l'intérieur du délicat soulier, couché maintenant lui aussi.

L'entaille saigne abondamment: un épais liquide vermeil s'écoule en flot spasmodique sur l'étagère du dessous et le linge intime de Gigi qui s'y accumule en désordre. HR, pris de panique, ne sait pas quoi faire pour arrêter l'hémorragie. Il s'affole d'autant plus que toute la maison s'est emplie soudain des cris aigus d'une émeute…

Je me suis alors réveillé pour de bon, mais dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés. Deux filles de service se querellaient bruyamment dans le couloir, juste derrière ma porte. J'étais toujours en pyjama, allongé en travers de la couette bouleversée, rendue moite par ma transpiration. Mon Frühstück une fois débarrassé, après le départ de Pierre Garin, j'avais voulu me reposer un peu sur mon lit, et, mal remis d'une lourde fatigue consécutive à cette nuit agitée suivie d'un sommeil trop bref, je m'étais rendormi aussitôt. Et, déjà, maintenant, le jour hivernal déclinait au dehors, entre les rideaux restés ouverts. Les servantes s'injuriaient dans un langage dialectal, à fort accent campagnard, auquel je ne comprenais rien.

Je me suis levé, avec effort, et j'ai tiré ma porte en grand d'un seul coup. Maria et sa jeune collègue (certainement une débutante) ont aussitôt mis fin à leur altercation. Sur le plancher du couloir, il y avait une carafe en verre blanc brisée en trois morceaux, dont le contenu (qui semblait être du vin rouge) s'était répandu jusqu'au seuil de ma chambre.

.Maria, d'humeur nerveuse, m'a quand même adressé un sourire contraint et elle a voulu se justifier, en utilisant désormais un allemand plus classique, un peu simplifié à mon intention:

«Cette petite idiote a eu peur: elle croyait que l'avion allait s'écraser sur la maison, et elle a laissé tomber son plateau.

– C'est pas vrai, protestait à voix basse l'autre fille. C'est elle qui m'a poussée, exprès pour me faire perdre l'équilibre.

– Ça suffit! N'ennuie pas les clients avec tes histoires. Monsieur Wall, il y a deux messieurs qui vous attendent en bas, depuis une heure. Ils ont dit de ne pas vous réveiller… qu'ils avaient le temps… Ils voulaient savoir si l'hôtel possédait une autre porte de sortie!

– Bien… Y a-t-il, en fait, une autre porte?

– Mais non!… Pourquoi donc?… Seulement celle que vous connaissez, qui donne sur le canal. Elle sert à la fois pour le café, pour les livraisons et pour l'hôtel.»

Maria paraissait concevoir cette affaire de porte comme une curiosité saugrenue des visiteurs. Ou bien jouait-elle la naïveté, comprenant au contraire fort bien ce que signifiait la question? Peut-être même, s'excitant à l'idée de mon éventuelle escampette, aurait-elle hâté volontairement ma réapparition en provoquant ce tumulte dans le couloir? J'ai répondu avec calme que j'allais descendre, qu'il fallait juste me laisser le temps de m'habiller. Et j'ai refermé ma porte d'un geste sec, lui donnant en outre un tour de clef bien démonstratif, qui a claqué sourdement dans la gâche comme un coup de revolver muni du dispositif appelé «silencieux».

C'est à ce moment là que j'ai vu sur la chaise mon propre costume de voyage, à la place où j'avais mis celui d'emprunt avec lequel j'étais revenu cette nuit. Et, au porte-manteau mural, dans le fond de la chambre, ma pelisse disparue se trouvait à présent accrochée sur son cintre… En quelle circonstance, à quelle heure la substitution se serait-elle donc opérée, sans que je m'en aperçoive? Incapable de me souvenir si mes vrais habits étaient déjà rentrés en scène lorsque Pierre Garin m'avait fait sa rapide visite, je pouvais très bien ne pas les avoir remarqués depuis l'irruption intempestive de Maria portant mon petit déjeuner, puisque leur présence m'était si familière… Mais, ce qui me troublait davantage, c'est qu'il n'existait plus désormais la moindre preuve d'une quelconque vérité objective de mes derniers déplacements. Tout avait disparu: le confortable costume en tweed, les affreuses chaussettes rouge et noir, la chemise et le mouchoir brodés d'un W gothique, la boue du souterrain sur les grosses chaussures, l'Ausweis berlinois comportant ma photographie (ou du moins celle d'un visage qui ressemblerait fort au mien) mais certifiant une autre identité, sans rapport avec aucune de celles que j'utilise, bien qu'en relation étroite avec mon voyage.

Je me suis alors rappelé la petite culotte maculée de sang, ramassée à terre on ne sait pourquoi dans la chambre de Gigi. Ne l'avais-je pas, avant de me mettre au lit, sortie de la poche du pantalon en tweed? (Je me revoyais en tout cas l'y enfouir prestement, après avoir regardé les trois dessins érotiques de mon sosie, faisant la remarque à cette occasion qu'il est rare de confectionner un costume entier dans ce type d'étoffe.) Où l'aurais-je fourrée en rentrant ici?… J'ai fini par la découvrir avec soulagement dans une corbeille à déchets de la salle de bains: le ménage, par bonheur, n'était pas fait, puisque je n'avais pas quitté ma chambre.