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En l'inspectant avec plus d'attention, j'ai constaté la présence d'une petite déchirure au centre de la tache rouge, comme produite par la pointe d'un objet coupant très effilé. Un rapprochement ne s'imposait-il pas avec le stylet de verre qui venait de reparaître dans mon tout récent cauchemar? Le contenu anecdotique de celui-ci, comme il arrive presque toujours dans les rêves, s'expliquait d'ailleurs sans mal à partir d'éléments de réalité vécus la veille: en rangeant sur l'étagère très encombrée de la grosse armoire la coupe à champagne brisée juste à côté de la chaussure bleue, l'idée fugitive de harponner un poisson des profondeurs avec ce dard dans une partie de pêche sous-marine m'avait bel et bien effleuré (ô Angélica!). Je range avec soin mon trophée de chasse derrière la glace de l'armoire à pharmacie, attestant ainsi l'existence vérifiable de mes aventures nocturnes, attentif à ne pas en ôter le fragile éclat de verre qui demeurait accroché aux effilochures de la soie.

Après m'être habillé sans hâte excessive, pour rejoindre en bas mes visiteurs, j'ai aperçu, déformant la poche gauche de ma pelisse accrochée au porte-manteau, une grosseur anormale. M'étant approché avec circonspection et y plongeant une main soupçonneuse, j'en ai ressorti un lourd pistolet automatique que j'ai aussitôt reconnu: sinon celui-là même, il était du moins identique au Beretta trouvé dans le tiroir d'une table à écrire de l'appartement J.K. donnant sur la place des Gens d'Armes, lors de mon arrivée à Berlin. Quelqu'un voudrait-il donc me pousser au suicide? Remettant à plus tard l'examen de ce problème et ne sachant que faire avec cette arme têtue, je l'ai remise, en attendant, là où quelqu'un l'avait glissée avant de me rendre mes habits, et je suis descendu, évidemment sans la pelisse.

Dans la salle du Café des Alliés, peu fréquentée d'une façon générale, les deux hommes qui demandaient à me voir, sans pourtant manifester d'impatience, étaient identifiables très aisément: il n'y avait aucun autre consommateur. Installés à une table toute proche de la porte extérieure, devant des verres de bière presque vides, ils ont levé les yeux vers moi, et l'un d'eux m'a désigné (d'un geste plus résigné qu'impératif) la chaise vide visiblement préparée à mon intention. J'ai aussitôt compris à leur costume qu'il s'agissait de policiers allemands en civil, qui m'ont d'ailleurs, en guise de préambule, présenté les cartes officielles attestant leur fonction et le devoir dans lequel ils étaient d'obtenir de moi des réponses précises, véridiques, non dilatoires. Bien que peu loquaces et n'ayant pas jugé utile de quitter leurs sièges à mon arrivée, ils se conduisaient dans les gestes et attitudes, comme aussi dans leurs rares paroles, avec courtoisie et même peut-être une certaine bienveillance, du moins apparente. Le plus jeune parlait un français clair et correct, sans finesse excessive, et je me suis senti honoré par cette sollicitude de la police à mon égard, quoique me rendant bien compte de perdre là un important moyen d'éluder quelque question gênante, en feignant de ne pas en saisir le sens exact ou les évidentes implications.

D'après mon rapide coup d'œil à leurs cartes professionnelles, celui des deux qui ne s'exprimait pas dans ma propre langue – que ce fût par ignorance ou par calcul – avait un grade plus élevé dans la hiérarchie. Et il affichait un air d'ennui un peu absent. L'autre m'a expliqué brièvement la situation: j'étais soupçonné d'une certaine part (pour ne pas dire plus) dans l'affaire criminelle dont ils se trouvaient en charge depuis ce matin. Comme ni la victime ni aucun des suspects potentiels n'appartenait aux services américains, civils ou militaires, l'usage voulait dans ce secteur que l'enquête – au début en tout cas – revienne à la Stadtpolizei de Berlin-Ouest. Il allait donc me lire, pour commencer, la partie du rapport me concernant. Si j'avais des remarques à faire, j'étais en droit de l'interrompre; mais il paraissait préférable, pour ne pas perdre du temps en vain, que je n'use pas trop souvent de cette latitude et que mes apports personnels, contestations éventuelles ou commentaires justificatifs soient groupés, par exemple à la fin de son exposé préliminaire. J'ai acquiescé, et il a entrepris sans plus attendre la lecture des feuillets dactylographiés extraits de son épaisse serviette:

«Vous vous appelez Boris Wallon, né au mois.d'octobre 1903 à Brest, non pas le Brest de Biélorussie, mais un port de guerre en Bretagne française. C'est du moins sous cette identité que vous avez franchi le checkpoint de la Friedrichstrasse pour pénétrer dans la partie occidentale de notre ville. Pourtant, une trentaine d'heures plus tôt, vous aviez quitté la République Fédérale par le poste frontière de Bebra avec un passeport où figurait un autre nom, Robin, et un autre prénom, Henri; c'est d'ailleurs ce document-là que vous avez aussi présenté dans le train, lors d'un contrôle militaire provoqué par votre comportement étrange en gare de Bitterfeld. Le fait d'être en possession de plusieurs Reisepass apparemment authentiques, mais établis avec des patronymes, lieux de naissance ou professions différents, ne sera pas retenu contre vous: c'est souvent le cas des voyageurs français en mission, et ça n'est pas notre affaire. En principe, votre emploi du temps depuis l'entrée en zone soviétique, à Gerstungen-Eisenach, jusqu'à votre sortie de Berlin-Est vers notre secteur d'occupation américaine, ne nous concerne pas non plus.

«Mais il se trouve que vous avez passé cette nuit-là (celle du 14 au 15) au premier étage d'un immeuble en ruine donnant sur le Gendarmenmarkt, face au point précis de cette vaste place dévastée où un certain colonel von Brücke a été, vers minuit, victime d'un premier attentat crimineclass="underline" deux coups de revolver provenant d'une des fenêtres béantes de l'immeuble en question, qui l'ont seulement blessé au bras. Une vieille dame sans ressources, nommée Ilse Back, y loge illégalement malgré l'état insalubre des lieux, dépourvus d'électricité comme d'eau courante, et vous a reconnu d'une façon formelle parmi le choix de photographies diverses qu'on lui a présentées. Elle assure que les balles sont parties du petit appartement à moitié détruit, inhabitable, situé sur le même palier que le sien. Elle vous a vu y arriver à la nuit tombante et n'en ressortir une première fois qu'après les coups de feu. Pendant sa déposition, sans que personne le lui suggère, elle a mentionné votre épaisse pelisse fourrée, surprise qu'un voyageur aussi bien vêtu soit venu dormir dans ce rendez-vous de clochards.

«Elle vous a vu partir le lendemain chargé de votre bagage, mais sans la grosse moustache que vous portiez la veille. Bien que cette personne ait fait preuve dans ses propos d'une épisodique mais évidente faiblesse mentale, les détails qu'elle a fournis sur vous demeurent troublants, d'autant plus que, sitôt parvenu dans Kreuzberg (à pied par la Friedrichstrasse ) vous avez demandé votre chemin à une jeune serveuse de la brasserie Spartakus, qui vous a indiqué cette Feldmesserstrasse que vous recherchiez, et où vous avez aussitôt choisi une chambre d'hôtel – ici même – à quelques pas du domicile légal de votre supposée victime, puis aujourd'hui de son ancienne épouse française, Joëlle Kastanjevica. Vos pas ayant été guidés par autre chose que le hasard, la coïncidence peut évidemment sembler suspecte.

«Or, ce même officier des services spéciaux de la Wehrmacht , Dany von Brücke, a été assassiné la nuit dernière (et cette fois-ci pour de bon) à 1 heure 45 du matin: deux balles tirées à bout portant dans sa poitrine avec un pistolet automatique de 9 millimètres, arme identique selon les experts à celle qui ne lui avait causé, trois jours auparavant, qu'une blessure sans gravité. Les balles correspondant aux deux agressions ont été retrouvées sur place à chaque fois, c'est-à-dire, pour la seconde, dans un chantier de reconstruction donnant sur Viktoria Park, donc à trente-cinq minutes d'ici sans se presser. Le juste instant du meurtre nous est fourni avec exactitude par un veilleur de nuit qui a entendu les détonations et regardé sa montre. Les deux douilles percutées de cette reprise réussie gisaient dans la poussière à proximité immédiate du cadavre. Quant à celles de la première tentative ratée à Berlin-Est, on les a découvertes dans l'appartement indiqué par Mme Back, devant l'embrasure sans châssis d'où elle assure que vous avez fait feu. Cette dame a beau être à moitié folle et voir partout des criminels sadiques ou des espions israéliens déguisés, nous devons admettre que son délire recoupe ici quelques points essentiels de notre enquête, scientifique et sans faille…»