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Une brise légère s'était levée, on entendait maintenant le faible clapotis de l'eau contre la paroi de pierre, invisible, juste au-dessous de moi. Je suis remonté jusqu'à ma chambre numéro 3, en proie à de nouvelles incertitudes et angoisses contradictoires. Sans raison clairement explicable, je rentrais chez moi en catimini, manœuvrant la poignée de porte avec d'infinies précautions et m'avançant dans une demi-obscurité à la façon furtive d'un cambrioleur qui craint de réveiller l'occupant. La pièce, donc, baignait dans la pénombre: une vague clarté provenant de la salle de bains, où un néon était resté ouvert, permettait de s'y déplacer sans peine. Je suis allé tout de suite jusqu'au porte-manteau mural. Comme je m'y attendais évidemment, il n'y avait plus de pistolet dans la poche de ma pelisse pendue sur son cintre. Mais ensuite, ayant longé la paroi où est accrochée une mauvaise copie de Goya devenue presque noire en l'absence de lumière, j'ai pu constater, dans une région au contraire très éclairée, que la petite culotte aux aimables froufrous sanglants reposait toujours au creux de sa cachette, au-dessus du lavabo, derrière le miroir mobile masquant une cavité pratiquée dans le mur pour former l'armoire à pharmacie. Sur son étagère inférieure s'alignaient un grand nombre de flacons et de tubes qui ne m'appartenaient pas. Un espace vide entre deux fioles en verre coloré dessinait en intaille la trace d'un objet manquant.

Revenu vers la chambre à coucher, j'ai quand même fini par manœuvrer l'interrupteur commandant la grosse ampoule du plafonnier, et je n'ai pu, ébloui par cette illumination subite, retenir un cri de saisissement: il y avait un homme qui dormait dans mon lit. Tiré lui-même en sursaut d'un profond sommeil, il s'est aussitôt dressé sur son séant. Et j'ai vu ce que je redoutais le plus depuis toujours: c'était le voyageur qui avait usurpé ma place assise dans le train, pendant l'arrêt en gare de Halle. Un rictus (de surprise, d'effroi, ou de protestation) déformait son visage, déjà dissymétrique, mais je l'ai pourtant reconnu sans une hésitation. Nous sommes restés ainsi, immobiles et muets, l'un en face de l'autre. J'ai pensé que, peut-être, je faisais exactement la même grimace que mon double… Et lui, de quel cauchemar, ou de quel paradis, sortait-il brutalement, par ma faute?

Il a, le premier, recouvré ses esprits, parlant en allemand d'une voix basse, un peu rauque, qui – je m'en suis assuré avec soulagement – n'était pas vraiment la mienne, mais une mauvaise imitation…, dans la mesure du moins où l'on peut en juger soi-même avec pertinence. Il disait: «Que faites-vous dans ma chambre? Qui êtes-vous? Depuis quand êtes-vous là? Comment êtes-vous entré?»

Son ton était si naturel que j'étais presque sur le point de m'excuser, pris au dépourvu et me sachant fort capable de telles erreurs: la serrure ne se trouvait pas fermée à clef, ni le verrou mis, j'avais dû me tromper de porte, et ces chambres se ressemblent tant, toutes organisées sur le même modèle… Mais l'autre ne me laisse pas le temps de m'expliquer, et une sorte de sourire méchant passe sur sa figure ombrageuse, tandis qu'il me déclare, en français cette fois:

«Je te reconnais, tu es Markus! Qu'est-ce que tu fais là?

– Etes-vous vraiment Walther von Brücke? Et vous habitez cet hôtel?

– Tu dois bien le savoir, puisque tu m'y cherches!»

Il se met à rire, mais de façon déplaisante et sans gaieté, avec une sorte de mépris, d'aigreur, ou de vieille haine immémoriale tout à coup resurgie:

«Markus! Ce Markus maudit, le fils chéri de notre mère, celle qui a choisi de m'abandonner, le cœur léger, pour partir avec toi dans sa Bretagne préhistorique!… Ainsi tu n'es pas mort, noyé en bas âge dans ton océan breton? Ou bien tu ne serais qu'un spectre?… Oui, j'habite ici, très souvent, dans cette chambre numéro 3, et cette fois-ci depuis quatre jours… ou même cinq. Tu peux vérifier sur le registre de l'hôtel…»

Je n'ai plus qu'une idée dans ma pauvre tête: je dois coûte que coûte éliminer l'intrus pour de bon. L'expulser d'ici ne suffirait pas, il faut le faire disparaître à jamais. L'un de nous deux est en trop dans cette histoire. Je me dirige, en quatre pas résolus, vers ma pelisse toujours accrochée à son champignon de bois verni. Mais je découvre alors que les deux poches latérales en sont vides: le pistolet n'y est pas… Où ai-je pu le ranger? Je me passe une main sur le visage, ne sachant plus même où je suis, ni qui, ni quand, ni pourquoi…

Lorsque je rouvre les yeux vers W, toujours assis dans son lit à la couette rabattue sur les jambes, je vois qu'il tient calmement le Beretta bien d'aplomb, avec ses deux mains jointes comme dans les films, les bras raidis et tendus en avant, le canon braqué en direction de ma poitrine. Sans doute avait-il caché l'arme sous son oreiller en prévision de ma venue. Et peut-être faisait-il semblant de dormir.

Il dit, en détachant bien les mots: «Oui, je suis Walther, et je colle à toi comme une ombre depuis que tu es monté dans le train, au départ d'Eisenach, te suivant ou te devançant selon d'où vient la lumière… Ton ami Pierre Garin a besoin de moi ici, un besoin absolu, pour des affaires autrement importantes. En échange, il m'a fourni ce rendez-vous avec toi, Markus dit Ascher, dit Boris Wallon, dit Mathias Franck… Maudit! (Sa voix se fait soudain plus menaçante.) Cent fois maudit! Tu as tué le père! Tu as fait l'amour avec sa jeune épouse, sans même savoir qu'elle m'appartient désormais, et tu as convoité sa fille, une enfant!… Mais je vais aujourd'hui me débarrasser de toi, puisque tu as terminé ton rôle.»

Je vois ses doigts qui bougent imperceptiblement sur la détente. J'entends le bruit assourdissant de l'explosion qui éclate dans ma poitrine… Ça ne me fait pas mal, seulement un effet inquiétant de dévastation. Mais je n'ai plus de bras, ni de jambres, ni de corps. Et je sens l'eau profonde qui m'emporte, me submerge, entre dans ma bouche avec un goût de sang, tandis que je commence à perdre pied… [15]

Le calme, le gris… Et sans doute, bientôt, l'innommable… De remous, certes, aucun. Mais ce ne sont pourtant pas les ténèbres annoncées. L'absence, l'oubli, l'attente baignent calmement dans une grisaille malgré tout assez lumineuse, comme les brumes translucides d'une prochaine aurore. Et la solitude, elle aussi serait trompeuse… Il y aurait en fait quelqu'un, à la fois le même et l'autre, le démolisseur et le gardien de l'ordre, la présence narratrice et le voyageur…, solution élégante au problème jamais résolu: qui parle ici, maintenant? Les anciens mots toujours déjà prononcés se répètent, racontant toujours la même vieille histoire de siècle en siècle, reprise une fois de plus, et toujours nouvelle…

ÉPILOGUE

Markus von Brücke, dit Marco, dit «Ascher» l'homme gris, couvert de cendres, qui émerge de son propre bûcher refroidi, se réveille dans la blancheur sans relief d'une cellule hospitalière moderne. Il est étendu sur le dos, la tête et les épaules soulevées par un entassement d'oreillers plutôt raides. Des tubes en verre ou en caoutchouc transparent, reliés à divers appareils postopératoires, ôtent à son corps comme à ses membres une grande part de leur mobilité. Tout lui paraît engourdi, endolori même, mais pas vraiment douloureux. Gigi, debout près du lit, le regarde avec un gentil sourire qu'il ne lui connaissait pas encore. Elle dit:

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[15] Note 14 – Voilà, c'est fini.

J'étais en état de légitime défense. Dès qu'il a sorti le pistolet automatique d'une poche de sa pelisse, suspendue au mur, je me suis levé d'un bond et précipité sur lui, qui ne s'attendait pas à une réaction préventive aussi rapide. Je n'ai pas eu trop de peine à lui arracher son arme, et j'ai fait ensuite un bond en arrière… Mais il avait eu le temps de débloquer le système de sécurité… Le coup est parti tout seul… Tout le monde me croira, évidemment. Ses empreintes digitales fraîches sont inscrites partout sur l'acier bleui. Et la police berlinoise a trop besoin de mes services. Je pourrais même, comme preuve supplémentaire de ma situation périlleuse face à un agresseur armé, faire tirer à celui-ci une première balle maladroite au cours de notre brève lutte… qui aurait par exemple atteint le mur derrière moi, ou bien la porte…

C'est à ce moment-là que, me retournant vers cette issue qui donne sur le couloir, je vois son battant largement entrebâillé, sans aucun doute depuis l'arrivée de Markus, qui avait oublié de la clore après son passage… En retrait dans l'ombre du corridor, où l'on a éteint toutes les veilleuses, se dessinent les deux visages identiques des frères Mahler, immobiles et sans expression, aussi figés que des mannequins de cire et collés l'un à l'autre en léger décalage, afin que chacun puisse observer le spectacle par cette ouverture verticale, trop étroite pour leur forte corpulence. Comme la tête du lit s'appuie contre ce même mur intérieur de la chambre, je ne pouvais, d'où j'étais, apercevoir la porte… Hélas, il ne m'est guère possible de supprimer à présent ces deux témoins imprévus…

Tandis que je réfléchis, aussi vite que le commande l'urgence, à cette configuration actuelle dont j'ai perdu les contrôles, passant en revue précipitée plusieurs solutions, toutes inapplicables, je me rends compte que les deux visages jumeaux sont en train de s'estomper, dans un imperceptible mouvement de recul. Celui de droite, déjà, ne se devine plus qu'à peine, devenant un vague reflet de l'autre, pâli et légèrement en arrière… Au bout d'à peine une minute, Franz et Joseph Mahler ont disparu, comme fondus au noir. Je pourrais presque croire à une hallucination, si du moins je n'entendais distinctement leurs pas lourds qui s'éloignent sans hâte le long du corridor, puis sur les marches successives de l'escalier descendant à la salle commune.

Qu'ont-ils vu exactement? Lorsque j'ai découvert leur double silhouette, j'avais déjà rejeté l'arme sur les draps. Et le lit, d'une bonne hauteur, devait alors leur cacher cette partie du plancher où venait de choir le corps sans vie de Marco. Cependant, je conserve la quasi-certitude que ce ne sont pas mes coups de feu qui les ont alertés. Ils n'auraient pas pu monter aussi vite, pour venir identifier leur origine. Ils ont donc, bel et bien, sans souffler mot, assisté au meurtre.

Tout à coup, je suis assailli par une évidence: c'est Pierre Garin lui-même qui m'a trahi. Il prétendait que les deux frères seraient absents toute la soirée, et jusque tard dans la nuit, retenus par une réunion de mise au point du NKGB, en secteur soviétique. Rien de tel évidemment n'était prévu pour eux, car, en même temps, il leur dévoilait au contraire le lieu et le moment de mon intervention décisive: à l'hôtel des Alliés, juste après le départ de la police berlinoise. Par malheur, je ne pouvais rien contre ces doubles agents doubles qui travaillent à mi-temps pour la CIA et jouissent donc de toutes les protections possibles… Quant à la belle Io, quel pourrait être son rôle dans ce stratagème compliqué? Tous les soupçons semblent désormais permis…

J'en étais là de mes supputations inquiètes, quand deux infirmiers militaires de l'hôpital américain sont entrés dans la chambre, d'un pas ferme et rapide. Sans jeter un regard vers moi ni m'adresser la parole, comme si personne de vivant ne se trouvait là, ils ont en quelques gestes précis chargé sur un brancard pliant la victime, dont les membres n'avaient pas eu le temps d'acquérir cette rigidité malcommode propre aux cadavres. Deux minutes plus tard, j'étais seul à nouveau, ne sachant plus ce que je devais faire, regardant les choses autour de moi comme si j'allais apercevoir la clef de mes problèmes accrochée à quelque patère, ou chue par hasard sur le plancher. Tout avait l'air normal, indifférent. Aucune trace de sang ne souillait le sol. Je suis allé refermer la porte, que les silencieux archanges aux ailes blanches avaient laissée grande ouverte, en partant avec leur proie inanimée… Comme j'étais toujours en pyjama, j'ai pensé que le mieux serait de m'étendre un peu sur mon lit en attendant la suite des événements, ou une inspiration soudaine, et peut-être même de me rendormir.