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«Tout va bien, Mister Faou-Bé, ne vous en faites pas!

– Où sommes-nous? Pourquoi est-ce que…

– Hôpital américain de Steglitz. Traitement de faveur exceptionnel.»

Marco prend conscience d'un autre élément positif de sa situation actuelle: il parle sans trop de difficulté, bien que d'une voix sans doute anormalement lente et pâteuse:

«Et d'où vient une telle faveur?

– Les frères Mahler, toujours là où il faut… Promptitude, efficacité, sang-froid, discrétion!

– Qu'est-ce que j'avais, au juste?

– Deux balles, calibre neuf millimètres, à la partie supérieure du thorax. Mais trop haut et trop vers la droite. Mauvaise position du tireur, assis dans un lit aux ressorts trop souples, accentuant son défaut de vision dû à l'ancienne blessure de guerre. Cet idiot de Walther n'est plus bon à rien! Et tellement sûr de soi qu'il n'a même pas imaginé que sa victime lui refaisait le coup du tir au but, déjà joué pourtant par Dany le premier soir, sur la place des Gens d'Armes… Vous avez quand même eu du pot. Un projectile était logé douillettement dans votre épaule gauche, l'autre sous la clavicule. Un jeu d'enfant pour les chirurgiens number one qu'ils ont ici. L'articulation est quasiment intacte.

– D'où tenez-vous toutes ces précisions?

– Le toubib, évidemment!… C'est un habitué du cher vieux Sphinx, beau mec d'ailleurs, très adroit de ses mains… Pas comme ce salaud de docteur Juan, qui vous aurait achevé en cinq secs…

– Si ce n'est pas indiscret: qui a tué pour de bon celui que vous appelez Dany?

– On ne va quand même pas l'appeler papa!… C'est Walther, bien sûr, qui a fini par renvoyer le vieux ad patres. Mais fastoche: à bout portant, cette fois-ci. Pas de quoi recevoir son diplôme de tireur d'élite.

– Il a, j'espère, été mis sous les verrous, après sa nouvelle tentative de meurtre?

– Walther? Mais non… Pourquoi donc? Il en a vu d'autres, vous savez… Et puis, les discussions de famille, ça se règle entre nous, c'est plus sûr.»

Sa dernière phrase n'a pas du tout été prononcée sur le même ton désinvolte que l'adolescente affiche depuis le début du dialogue. Ces mots-ci avaient l'air de siffler entre les dents serrées, tandis qu'une lueur inquiétante passait dans ses yeux verts. C'est alors seulement que je remarque la tenue dans laquelle se présente aujourd'hui la jeune fille: une blouse blanche d'infirmière, très ajustée à la taille, et si courte que l'on peut admirer la peau satinée de ses jambes au hâle impeccable, depuis le haut des cuisses jusqu'aux socquettes trop lâches. Comme elle ne manque pas d'apercevoir l'orientation prise par mes regards, Gigi retrouve bien vite ses sourires, mi-affectueux mi-provocants, pour expliquer son étrange toilette de visiteuse avec des arguments peu vraisemblables:

«La tenue d'infirmière est obligatoire, ici, pour circuler librement à travers les services cliniques… Ça vous plaît? (Elle en profite pour tortiller avec grâce ses hanches rondelettes et sa chute de reins, tout en exécutant un tour complet sur elle-même.) Remarque, ce costume est aussi très apprécié, sans rien en dessous, dans certaines de nos boîtes nocturnes pour le réconfort du soldat. De même que: la petite mendiante, l'esclave chrétienne, l'odalisque orientale, ou la jeune ballerine en tutu. Et d'ailleurs, même dans cet hôpital, au département des soins psychiques, il existe une section de parthénothérapie affective: la santé mentale par le commerce des fillettes prépubères…»

Elle ment, de toute évidence, avec son effronterie habituelle. Je passe à un autre sujet:

«Et Pierre Garin, dans tout ça, que devient-il?

– Parti sans laisser d'adresse. Il a trahi trop de gens à la fois. Les Mahler ont dû le mettre à l'abri. On peut compter sur eux: loyauté, dévouement, exactitude… Service et emballage compris.

– Walther en a peur à présent?

– Walther fait le fanfaron, mais au fond de son âme il a peur de tout. Il a peur de Pierre Garin, il a peur des deux Mahler, François-Joseph comme on les appelle, il a peur du commissaire Lorentz, il a peur de Sir Ralph, il a peur de Io, il a peur de son ombre… Je crois même qu'il a peur de moi.

– Quels sont exactement les liens entre vous deux?

– Très simples: c'est mon demi-frère, comme vous savez… Mais il prétend être mon véritable père naturel… Et, par-dessus le marché, c'est mon Jules… Et je le hais! Je le hais! Je le hais!…»

La brusque véhémence de son propos s'accompagne paradoxalement d'un pas de danse, valsé au rythme des trois mots qu'elle répète avec des mines folâtres et charmeuses, tandis qu'elle s'approche de moi pour venir me déposer un menu baiser sur le front:

«Bonsoir, monsieur Faou-Bé, n'oubliez pas votre nouveau nom: Marco Faou-Bé, c'est la prononciation allemande pour V.B. Soyez sage et reposez-vous. On va vous enlever tous ces tubes de plongée sous-marine, dont vous n'avez plus besoin.» Elle est à mi-chemin déjà de la porte, quand elle se retourne dans une vive cabriole qui fait voler sa souple chevelure blonde, pour ajouter: «Ah! j'oubliais l'essentieclass="underline" je venais vous annoncer la visite de Monsieur le Commissaire Hendrik Lorentz, qui désire vous poser encore quelques questions. Soyez aimable avec lui. Il est tatillon, mais courtois, et peut vous être utile par la suite. Moi, j'étais seulement là en éclaireur, pour lui dire si vous étiez en état de répondre. Faites l'effort de vous rappeler les choses qu'il demande avec précision. Si vous êtes amené à inventer quelque détail, ou toute une séquence, évitez les contradictions trop visibles avec le reste. Et puis, surtout, pas d'erreur de syntaxe: Hendrichou corrige mes solécismes aussi bien en français qu'en allemand!… Bon! Je ne peux pas rester plus longtemps avec vous: j'ai des amis à saluer dans un autre service.»

Ce flot de paroles me laisse un peu abasourdi..

Mais, dès qu'elle a franchi la porte, avant même que le battant ne soit refermé, une autre infirmière (qui peut-être attendait dans le couloir) la remplace, beaucoup plus vraisemblable à tous les points de vue: blouse traditionnelle descendant presque audessous du mollet, col boutonné jusqu'au cou, coiffe enserrant les cheveux, gestes secs et réduits au nécessaire, froid sourire professionnel. Ayant contrôlé le niveau d'un liquide incolore, une aiguille de manomètre, la bonne position d'une courroie soutenant mon bras gauche, elle ôte la plupart de mes cordons ombilicaux et me fait une piqûre intraveineuse. Le tout n'a pas duré trois minutes.

Faisant alors irruption, dans la seconde qui suit le départ de la preste ouvrière, Lorentz s'excuse d'avoir à me déranger encore un peu, s'assoit à mon chevet sur une chaise laquée de blanc, et me demande à brûle-pourpoint quand j'ai vu Pierre Garin pour la dernière fois. Je réfléchis longuement (mon cerveau, comme le reste, demeure assez engourdi), avant de lui répondre enfin, non sans quelques hésitations et scrupules:

«C'était à mon réveil, dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés.

– Quel jour? Quelle heure?

– Hier, probablement… Ça m'est difficile de le garantir avec une certitude absolue… J'étais rentré tout à fait fourbu de la longue nuit passée avec Joëlle Kast. Les divers philtres et drogues qu'elle m'avait fait boire, s'ajoutant à ses assauts amoureux sans cesse renouvelés, me laissaient au petit matin dans une sorte d'état second, avec un besoin de sommeil confinant à la léthargie. J'ignore combien de temps j'ai pu dormir, d'autant que je me suis vu réveiller en sursaut à plusieurs reprises: par un gros avion volant trop bas, par un autre client qui se trompait de porte, par Pierre Garin qui n'avait pourtant rien de particulier à me dire, par la gentille Maria m'apportant un petit déjeuner intempestif, par le plus affable des frères Mahler qui s'inquiétait de mon excessive fatigue… En fait, pour Pierre Garin en tout cas, ça devait plutôt se situer avant-hier… Il a, paraît-il, disparu?