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«Rassurez-vous, mon cher ami, ces fraudes n'ont pas duré très longtemps, car nous faisons notre métier avec vigilance, bien que de façon compréhensive, l'éros étant par nature le domaine privilégiéde la frustration, du fantasme criminel et de la démesure. Il faut avouer qu'une fois la troublante victime offerte à sa merci sur quelque croix ou chevalet dans une posture convenable et inconvenante, comme vous dites en français, au moyen de cordelettes bien attachées, chaînes trop tendues, courroies et bracelets en cuir soigneusement ajustés pour rendre commodes les multiples tortures prévues ainsi que des viols éventuels, l'esthète enivré par l'excitation du sacrifice peut avoir un peu de mal à contenir sa passion amoureuse dans les limites permises, et plus encore si la séduisante captive joue avec conviction la comédie de l'abandon, du martyre et de l'extase. En fin de compte, si les débordements condamnables restent malgré tout peu fréquents, c'est que les véritables connaisseurs apprécient surtout ces petites suppliciées complaisantes qui s'appliquent à se tordre avec grâce dans leurs liens et à gémir d'émouvante façon sous les instruments du bourreau, avec les reins qui se cambrent et tressaillent, la poitrine qui palpite au gré de halètements plus rapides, bientôt la tête et le col qui fléchissent soudain vers l'arrière dans un délectable appel à l'immolation, tandis que les lèvres gonflées s'entrouvrent davantage sur un harmonieux râle de gorge et que les yeux agrandis chavirent dans une pamoison ravissante… Notre Violetta, que vous avez à demi éventrée, était l'une de nos actrices les plus connues. On venait de loin pour voir écarteler son corps au galbe de rêve, couler un ruisselet de sang sur sa chair nacrée, défaillir son visage d'ange. Elle y mettait tant d'ardeur qu'avec un peu d'adresse on parvenait à la faire jouir longuement entre deux paroxysmes d'une souffrance qui ne pouvait guère être feinte…»

Cet homme à l'aspect raisonnable serait-il tout à fait fou? Ou bien veut-il me tendre un piège? Dans le doute, et pour tenter d'en savoir plus, je me risque avec prudence sur son terrain, visiblement miné par les adjectifs d'un répertoire trop connu, même des non-spécialistes:

«Je suis en somme accusé d'avoir abîmé par malveillance un de vos plus jolis jouets d'enfant?

– Si vous voulez… Mais, à vrai dire, nous en possédons beaucoup d'autres. Et nous n'éprouvons aucun souci pour le renouvellement, vu l'abondance des candidates. Votre chère Gigi, par exemple, malgré son très jeune âge et un évident manque d'expérience, qui n'est d'ailleurs pas sans charme, montre déjà, dans ce domaine un peu spécial, une étonnante vocation précoce. Elle a malheureusement un caractère difficile, capricieux, imprévisible. Il lui faudrait se soumettre à un stage de perfectionnement dans l'une de nos écoles pour esclaves de lit; mais elle le refuse en riant. La formation technique et sentimentale des apprenties hétaïres est pourtant une tâche essentielle pour la police des mœurs, si nous voulons réhabiliter leur profession.»

Notre commissaire aux excès érotiques parle d'une voix mesurée et réfléchie, convaincue bien que souvent un peu rêveuse, qui semble de plus en plus l'écarter de son enquête pour se perdre dans le brouillard de sa propre psyché. L'éros serait-il aussi le lieu privilégié du ressassement éternel et de la reprise insaisissable, toujours prête à resurgir? Suis-je là pour rappeler à l'ordre ce fonctionnaire impliqué dans son travail d'une façon trop personnelle?

«Si vous pensez vraiment que je suis un assassin, doublé d'un dément incapable de contrôler ses pulsions sadiques, pourquoi ne procédez-vous pas sans plus attendre à mon arrestation?»

Lorentz se redresse sur sa chaise pour me regarder avec étonnement, comme s'il découvrait tout à coup ma présence, paraissant émerger de son égarement pour me rejoindre sur terre, sans toutefois quitter son ton de conversation amicale:

«Mon cher Marco, je ne vous le conseille pas. Nos prisons sont anciennes et manquent dramatiquement de confort, surtout en hiver. Patientez au moins jusqu'au printemps… Et puis, je ne voudrais pas déplaire outre mesure à la belle Io, qui nous rend bien des services.

– Seriez-vous aussi partie prenante dans son industrie?

– Doceo puellas grammaticam, répond le commissaire avec un sourire complice. La règle du double accusatif de notre jeunesse studieuse! Commencer par leur apprendre la syntaxe et l'usage d'un vocabulaire pertinent me semble la meilleure méthode pour la formation des adolescentes, surtout si elles veulent opérer dans un milieu ayant quelque souci culturel.

– Avec sévices charnels à l'appui, pour châtier les terminologies et constructions fautives?

– Evidemment! Les verges avaient un rôle essentiel dans l'éducation gréco-romaine. Mais songez-y: double accusation, double peine, ha, ha! Les barbarismes dans le discours vont toujours de pair avec les erreurs de comportement dans le soin de la volupté. Aux précises zébrures incarnat d'une badine souple il convient donc, pour préparer en même temps les collégiennes sanctionnées aux contraintes plastiques du métier qu'elles ont choisi, d'adjoindre le piment d'une posture délibérément sensuelle, contre quelque colonne munie des anneaux d'accrochage et chaînes propices, ou sur l'arête aiguë d'un chevalet… Sensuelle pour le maître, bien entendu, mais sensible pour l'écolière!»

Comme souvent dans une institution policière bien comprise, Lorentz a vraiment l'air de vivre en parfaite harmonie avec les activités plus ou moins répréhensibles d'un secteur qu'il surveille jalousement. Il me faut reconnaître en outre qu'il parle un français beaucoup plus riche que je ne l'avais cru d'abord, dans la salle du café des Alliés, puisqu'il se risque à des jeux de langage, y compris sur une citation latine… Un nouveau problème me vient à l'esprit, concernant cette fois le service dont je fais moi-même partie, ou du moins «faisais»:

«Dites-moi, Commissaire, Pierre Garin, qui est apparemment très lié avec madame et mademoiselle Kast, était-il aussi membre de cette organisation libertine?

– De toute façon, Pierre Garin était partout, ici en tout cas, dans notre Berlin-Ouest, plaque tournante de tous les vices, trafics immoraux et marchés corrompus. C'est même ce qui a perdu notre ami. Il trahissait trop de gens à la fois. Je peux à ce propos vous raconter une curieuse histoire, encore inexpliquée. Nous possédions déjà, depuis deux jours, un premier cadavre de Pierre Garin, alors qu'il vous rendait visite dans l'après-midi, en parfaite santé. Nous avons du reste compris assez vite que le corps défiguré, découvert dans une mare d'eau croupie au point le plus bas du long boyau souterrain qui, passant sous le bras mort du canal, permet de sortir du pavillon Kast sur la rive opposée, n'était pas vraiment celui de votre malheureux collègue, bien que l'on ait trouvé dans la poche intérieure de sa veste un passeport français au nom de Gary P. Sterne, né à Wichita Kansas, qui est la plus couramment utilisée de ses nombreuses identités pseudonymes. La seule hypothèse que nous ayons pu retenir comme plausible, et certes la plus rationnelle, serait qu'il cherchait à disparaître. S'estimant sans doute en danger, il imaginait que la meilleure façon d'échapper aux exécuteurs qui le poursuivaient, pour on ne sait quel motif, était de se faire passer pour déjà mort. Trente à quarante heures plus tard, quelqu'un le poignardait par derrière avant de laisser choir son corps dans le canal, toujours aux environs immédiats de votre hôtel.

– Ainsi vous êtes convaincu que c'est moi?

– Mais non, absolument pas! J'ai avancé cette supposition à tout hasard, pour voir, à votre réaction, si vous aviez quelque chose à nous apprendre sur un sujet à peine dégrossi, en pleine mouvance narrative… Période pour nous passionnante.

– Vous suivez une piste?

– Bien entendu, et même plusieurs. Les choses avancent à grands pas, dans de multiples directions.