– Et pour l'assassinat du vieux von Brücke?
– Là, c'est différent. Pierre Garin comme Walther vous ont aussitôt accusé nommément. Le second assure même qu'il a tiré sur vous pour venger la mort de son père.
– Lui, vous le croyez sur parole?
– Toute son histoire se tient d'une manière très cohérente: chronologie, durée des parcours, témoignages annexes, sans compter les raisons tout à fait convaincantes qui vous ont poussé au parricide. A votre place, j'aurais fait la même chose.
– Sauf que je ne suis pas le fils de l'Oberführer. Qu'il ait été nazi, qu'il ait abandonné sa très jeune épouse parce que demi-juive, qu'il ait montré trop de zèle en Ukraine, ne me concerne en rien à titre familial.
– Vous avez tort, mon cher, de vous obstiner dans cette voie sans issue, surtout avec votre passé trouble, votre père supposé inconnu, votre enfance ballottée entre le Finistère et la Prusse, votre mémoire défaillante…
– Tandis que votre Walther est la clarté même, sans histoire et au-dessus de tout soupçon! Connaissez-vous ses peintures et dessins sadico-pornographiques?
– Bien sûr! Tout le monde les connaît. On en vend même de belles reproductions lithographiques dans une librairie spécialisée de Zoobahnhof. Au milieu de la grande débâcle, on gagne sa vie comme on peut, et il a maintenant acquis le statut d'artiste.»
C'est à ce moment-là que la raide infirmière en blouse blanche empesée a franchi de nouveau, sans avoir frappé à la porte, le seuil de ma chambre, présentant vers moi un petit sac en plastique transparent où, m'annonçait-elle dans un allemand limpide et sec, se trouvaient les deux balles extraites par le chirurgien, qui me les offrait en souvenir. Lorentz a tendu la main pour saisir le sachet avant moi et l'a considéré d'un œil surpris. Son verdict ne s'est pas fait attendre:
«Ça n'est pas du neuf millimètres, mais du sept soixante-cinq. Ce qui change tout!»
Levé précipitamment de son siège, il est sorti avec l'infirmière sans même me saluer, en emportant les balles litigieuses. Je n'ai donc pas su si le changement en question se rapportait à moi. J'ai ensuite eu droit à un repas insipide, sans boisson euphorisante d'aucune sorte. Dehors, la nuit tombait déjà, rendue incertaine et blême sous l'effet d'une brume très dense. Aucune lampe cependant ne s'allumait, ni à l'extérieur ni à l'intérieur… Le calme, le gris… Je n'ai pas tardé à me rendormir.
Plusieurs heures après (combien, je ne sais pas), Gigi est revenue. Je ne l'avais pas vue entrer. Quand j'ai ouvert les yeux, réveillé peut-être par les menus bruits de sa présence, elle était là, debout devant mon lit. Quelque chose d'anormalement exalté se lisait sur sa figure enfantine et dans ses gestes; mais il ne s'agissait pas d'une excitation joyeuse, ou d'un trop plein d'exubérance, plutôt une sorte d'énervement halluciné, comme en produisent certaines plantes vénéneuses. Elle a jeté sur ma couverture un petit rectangle dur et brillant que j'ai reconnu aussitôt, avant même de l'avoir pris en main: c'était l'Ausweis de Walther, celui dont je m'étais servi par une chance inespérée à ma sortie du tunnel macabre, en quittant le magasin de poupées par les caves. Et elle m'a dit très vite, avec une espèce de ricanement sans gaieté:
«Tiens! Je t'ai apporté ce truc. Une carte d'identité supplémentaire, ça peut toujours servir, dans ton métier. La photo, on dirait vraiment toi… Walther n'en aura plus besoin. Il est mort!
– On l'a tué, lui aussi?
– Oui: empoisonné.
– On sait qui a fait le coup?
– Moi, en tout cas, je le sais de bonne source.
– Et alors?
– Apparemment, c'est moi.»
Le récit qu'elle a entrepris ensuite était si touffu, si rapide, et si confus par endroit que je préfère en fournir ici un contenu sommaire, sans redites ni digressions inutiles, et surtout remis en bon ordre. Je reprends, donc, et je résume: dans une des boîtes de nuit licencieuses proches du Sphinx, qui porte le nom de Vampir, Walther allait souvent boire un cocktail maison, préparé avec le sang frais des jeunes proies-barmaids en courtes chemisettes vaporeuses agréablement déchirées qui servent aux messieurs les boissons et plaisirs. Gigi proposait ce soir à son maître de tenir pour lui – mais en privé – ce rôle qu'il appréciait tant là-bas, et d'en reproduire le cérémonial avec son propre sang. Il acceptait bien sûr avec enthousiasme. Le docteur Juan a lui-même accompli la saignée sacrificielle, dans l'une des rares flûtes à champagne en cristal conservées en bon état. En plus de l'alcool fort et du piment rouge, Gigi, seule dans son cabinet de toilette, a rajouté au mélange une bonne dose d'acide prussique, donnant à l'ensemble un incontestable parfum d'amande amère dont Walther ne s'est pas méfié. Du bout des lèvres, il a d'ailleurs jugé cela délicieux, et il a bu d'un seul trait le philtre d'amour. Il est mort en quelques secondes. Juan est demeuré d'un calme absolu. Il a humé avec circonspection le reliquat du liquide vermillon qui adhérait aux parois du verre. Et il a dévisagé la jeune fille avec insistance, sans rien dire. Elle n'a pas baissé les yeux. Alors, le docteur a prononcé son diagnostic: «Arrêt cardiaque. Je vais t'écrire un certificat de décès naturel.» Gigi a répondu: «Quelle tristesse!»
Dès ma sortie de l'hôpital américain, je suis parti avec elle vers l'île de Rügen, pour ce qu'elle appelait notre voyage de noces. Cependant, et d'un commun accord, c'est avec sa troublante maman que mon mariage légal allait avoir lieu dès notre retour. Gigi estimait cette solution plus prudente, plus en accord avec sa propre nature: elle aimait l'esclavage sans aucun doute, mais comme jeu érotique, et tenait au contraire par-dessus tout à sa liberté. Ne venait-elle pas d'en faire la démonstration?
Mes élans de tendresse comme de possession étaient d'ailleurs encore un peu freinés par mes blessures. Mon épaule gauche devait éviter certains mouvements et le bras restait maintenu en écharpe, par précaution. Nous avons repris ce même train, à Berlin-Lichtenberg, d'où j'étais descendu quinze jours plus tôt, et dans le même sens, c'est-à-dire vers le nord. Sur le quai de la gare, il y avait foule. Devant nous se tenait immobile un groupe compact d'hommes plutôt grands, très maigres, avec de longs manteaux noirs ajustés et des chapeaux en feutre à larges bords, noirs également, attendant on ne savait quoi, puisque le convoi qui venait de Halle, Weimar et Eisenach, était déjà là depuis quelque temps. Par-delà cette masse funèbre, ou religieuse, j'ai cru apercevoir Pierre Garin. Mais sa figure avait un peu changé. Une barbe naissante, qui pouvait avoir au moins huit jours, couvrait ses joues et son menton d'un indécis masque d'ombre. Et des lunettes noires cachaient ses yeux. D'un discret mouvement de tête, j'ai désigné le revenant à ma petite fiancée, qui, après avoir jeté un bref regard dans sa direction, m'a confirmé sans montrer le moindre émoi qu'il s'agissait bien de lui, m'apprenant en outre que le confortable pardessus qu'il portait sur le dos avait appartenu à Walther. C'est Joëlle qui avait dit à Pierre Garin de choisir ce qui lui plaisait dans la garde-robe du cher disparu.
Ça m'a fait l'effet bizarre qu'il volait mes propres habits. J'ai porté ma main libre à la poche intérieure de ma veste, où l'Ausweis rigide était en place. Le docteur Juan avait, sur notre demande, établi le certificat de décès au nom de Marco von Brücke. Lorentz a donné son accord sans difficulté. J'aimais l'idée de ma nouvelle vie, dont beaucoup d'aspects m'allaient comme un gant. Une brève douleur à l'œil gauche m'a rappelé les combats sur le front de l'est, auxquels je n'étais mêlé que par procuration. J'ai pensé que, dès notre arrivée à Sassnitz, il me faudrait acquérir des verres sombres pour protéger mes yeux blessés du soleil hivernal sur les étincelantes falaises blanches.