J'ai froid tout à coup. Ou plutôt, bien qu'ayant toujours conservé ma pelisse soigneusement boutonnée, même pour écrire, je pourrais avoir froid déjà depuis plusieurs heures, sans vouloir m'en soucier, pris par les exigences de ma mission… Quelle est donc ma mission, désormais? Je n'ai rien mangé depuis ce matin et mon confortable Frühstück est bien loin à présent. Quoique la faim ne se soit guère fait sentir, elle ne doit pas être étrangère à cette sensation de vide qui m'habite. En fait, depuis l'arrêt prolongé en gare de Halle, j'ai vécu dans une sorte de brouillard cérébral, comparable à celui que provoquerait un fort rhume, dont aucun autre symptôme ne s'est pourtant déclaré. La tête cotonneuse, j'essayais en vain de maintenir une conduite appropriée, cohérente, en dépit d'imprévisibles circonstances adverses, mais pensant à tout autre chose, tiraillé sans cesse entre l'urgence immédiate de successives décisions et la cohorte informe des spectres agressifs, du ressouvenir, de pressentiments irraisonnés.
Le monument fictif a, pendant ce temps-là (quel temps-là?), repris sa place sur son socle. Le conducteur du «Char de l'Etat», sans ralentir sa course, s'est retourné vers la jeune proie aux seins nus, qui lève un bras devant ses yeux, doigts écartés, dans un illusoire geste de défense. Et l'un des archers, celui qui devance l'autre d'un demi-pas, dirige maintenant sa flèche vers la poitrine du tyran. Celui-ci, vu de face, ressemble peut-être à von Brücke, comme je l'avais dit tout à l'heure; cependant, il me fait surtout penser à quelqu'un d'autre, un souvenir plus ancien et plus personnel, oublié, recouvert par le temps, un homme mûr (moins âgé, d'ailleurs, que le mort de ce soir) dont j'aurais été proche, sans l'avoir très bien connu ni longuement fréquenté, mais qui pourrait s'être paré à mes yeux d'un prestige considérable, comme par exemple le regretté comte Henri, mon parrain, auquel je dois en tout cas ce prénom que l'on m'a donné.
Je devrais à présent poursuivre la rédaction de mon rapport [4], malgré ma fatigue, mais les trois bougies sont cette fois mourantes, l'une des mèches s'étant déjà noyée dans son reliquat de cire fondue. Ayant entrepris une exploration plus complète de mon refuge, ou de ma prison, je découvre avec surprise que le cabinet de toilette fonctionne à peu près normalement. J'ignore si l'eau du lavabo est potable. Pourtant, malgré son goût douteux, j'en bois au robinet même une longue lampée. Dans un grand placard qui se dresse juste à côté, il y a du matériel laissé par quelque peintre en bâtiment, avec de vastes bâches pour la protection des parquets, pliées avec soin et relativement propres. Je les dispose en épais matelas sur le sol de la chambre du fond, près de la grosse armoire, qui, elle, est solidement fermée à clef. Que cache-t-elle donc? Dans ma sacoche de voyage, j'ai du linge de nuit et un nécessaire de toilette, évidemment, mais je suis trop épuisé soudain pour tenter quoi que ce soit. Et le froid qui m'a gagné me dissuade aussi d'en faire le plus petit usage. Sans quitter aucun de mes lourds vêtements, je m'allonge sur ma couche improvisée, où je m'endors aussitôt, d'un profond sommeil sans rêve.
PREMIÈRE JOURNÉE
Le prétendu Henri Robin s'est réveillé de très bonne heure. Il a mis un certain temps à comprendre où il se trouve, depuis quand, et ce qu'il fait là. Il a mal dormi, tout habillé, sur son matelas d'infortune, dans cette pièce de dimensions bourgeoises (mais présentement sans lit et glacée) que Kierkegaard appelait «la chambre du fond» lors des deux séjours qu'il y a effectués: sa fuite après l'abandon de Régine Olsen, pendant l'hiver 1841, puis l'espoir de «reprise» berlinoise au printemps 1843. Ankylosé par d'inhabituelles courbatures, Henri Robin éprouve quelque difficulté à se mettre debout. Cet effort accompli, il déboutonne et secoue, sans l'ôter toutefois, sa pelisse raidie et froissée. Il va jusqu'à la fenêtre (qui donne sur la rue du Chasseur et non sur la place des Gens d'Armes) dont il réussit à tirer les rideaux en loques sans achever de les détruire. Le jour vient à peine de se lever, semble-t-il, ce qui, à Berlin en cette saison, doit signifier sept heures et quelques. Mais le ciel gris est si bas, ce matin, que l'on n'oserait guère l'affirmer avec certitude: il pourrait, aussi bien, être beaucoup plus tard. Voulant consulter sa montre, gardée à son poignet toute la nuit, HR constate qu'elle est arrêtée… Cela n'a rien de surprenant, puisqu'il a omis d'en remonter le ressort la veille au soir.
S'étant retourné vers la table, un peu mieux éclairée maintenant, il comprend tout de suite que l'appartement a été visité pendant son sommeiclass="underline" le tiroir, largement ouvert, est désormais vide. Il n'y a plus ni jumelles nocturnes, ni pistolet de précision, ni carte d'identité, ni pochette en cuir dur perforée d'un trou sanglant. Et, sur la table, la feuille de papier noircie des deux côtés par sa minuscule écriture a également disparu. A la place, il voit une feuille blanche identique, au format commercial ordinaire, sur laquelle deux phrases hâtives ont été griffonnées à grands traits obliques en travers de la page: «Ce qui est fait est fait. Mais il vaut mieux, dans ces conditions, que tu disparaisses toi aussi, au moins pour un certain temps.» La signature très lisible, «Sterne» (avec un e final), est l'un des noms de code utilisés par Pierre Garin.
Comment est-il entré? HR se souvient d'avoir fermé sa porte à clef après l'inquiétant face-à-face avec la vieille femme épouvantée (en même temps qu'effrayante) et d'avoir ensuite rangé la clef dans le tiroir. Mais il a beau tirer celui-ci à fond, il voit bien qu'elle n'est plus là. Pris d'inquiétude, craignant (contre toute raison) d'être séquestré, il va jusqu'à la petite porte baptisée «J.K.». Non seulement celle-ci n'est plus fermée à clef, mais on ne l'a pas close du tout: le battant a été simplement engagé dans la feuillure, avec un jeu de quelques millimètres, sans enclencher ni le pêne dormant ni le pêne demi-tour. Quant à la clef, elle n'est pas non plus restée sur la serrure. Une explication s'impose: Pierre Garin en possédait un double, dont il s'est servi pour pénétrer dans l'appartement; et, en s'en allant, il a emporté les deux clefs. Mais dans quel but?
HR prend alors conscience d'un mal de tête latent, sournois, qui se précise de plus en plus depuis son réveil et ne facilite guère ses raisonnements ou supputations. Il se sent, en fait, plus hébété encore qu'hier au soir, comme si l'eau bue au robinet avait contenu quelque drogue. Et, s'il s'agissait d'un somnifère, il pourrait aussi bien avoir dormi plus de vingt-quatre heures d'affilée, sans disposer ici d'aucun moyen pour le savoir. Certes, empoisonner un lavabo n'est pas chose aisée; quelque système d'eau courante hors du service public serait nécessaire, avec un réservoir individuel (qui, d'ailleurs, expliquerait la faible pression constatée). A la réflexion, il apparaîtrait encore plus étrange que l'eau de la ville ait été rétablie dans cet immeuble partiellement détruit d'un secteur abandonnéaux vagabonds et aux rats (ainsi qu'aux assassins).
En tout état de cause, un sommeil artificiellement provoqué rendrait plus compréhensible ce fait troublant, peu conforme à l'expérience, qu'un cambrioleur nocturne n'ait pas réveillé le dormeur. Celui-ci, dans l'espoir de rétablir une activité normale dans son cerveau égaré, engourdi, aussi cotonneux que ses articulations au contraire sont raides, va jusqu'au cabinet de toilette pour se passer de l'eau froide sur le visage. Malheureusement, les têtes de robinet tournent à vide, ce matin, sans qu'il s'écoule la moindre goutte. Toute la tuyauterie a même l'air d'être à sec depuis longtemps.
[4] Notes 3a, 3b Le rapport détaillé en question appelle deux remarques. Contrairement à celle qui a trait au dernier séjour de Kafka à Berlin, l'inexactitude concernant la nature de l'arme – relevée dans la note 2 – ne peut guère passer pour une faute accidentelle de rédaction. Le narrateur, quel que soit son manque de fiabilité dans bien des domaines, est incapable de commettre une méprise aussi grossière relativement au calibre d'un pistolet qu'il tient en main. Nous aurions donc affaire ici à un mensonge délibéré: c'est en fait un modèle de 9 mm, fabriqué sous licence Beretta, que nous avions placé dans le tiroir de la table, et dont nous avons repris possession pendant la nuit suivante. Si l'on devine facilement pourquoi le pseudo Henri Robin cherche à minimiser sa puissance de feu
Une troisième erreur se rapporte à la position de Kreuzberg dans Berlin-Ouest. Pourquoi H.R. fait-il semblant de croire que ce quartier se situe en zone française d'occupation, où il a lui-même résidé à plusieurs reprises? Quel profit compte-t-il retirer d'une manipulation aussi absurde?