Cependant le voyageur est tiré de ses visions récurrentes, d'un passé enfoui qui resurgit en lambeaux, par une série d'événements sonores fort peu citadins: le chant d'un coq, qui se répète à trois reprises, clair et mélodieux en dépit de son éloignement, non plus dans le temps, mais cette fois dans l'espace. La qualité acoustique du cri, que ne vient troubler aucun bruit parasite, permet alors de mesurer celle du silence inhabituel au milieu duquel il s'élève et se propage en longues résonances. Wallon s'en rend compte à présent: depuis qu'il est entré dans cette rue provinciale, à l'écart de tout trafic, il n'a plus rencontré âme qui vive ni entendu quoi que ce soit, sauf par instant le crissement de sa propre chaussure contre une aspérité du sol. L'endroit serait idéal pour le repos dont il a tant besoin. S'étant retourné, il découvre presque sans surprise qu'un hôtel garni de catégorie acceptable, auquel il n'avait pas prêté attention en arrivant, constitue le dernier immeuble du côté pair, qui porte le numéro 10. L 'auberge date à n'en pas douter de la même époque que le reste de la rue. Mais un large panonceau rectangulaire en tôle laquée, neuve et brillante, d'une couleur ocre rouge avec des lettres vieil or, exhibe une enseigne évidemment actuelle et de circonstance: «Die Verbündeten » (les Alliés). Le rez-de-chaussée comporte même en devanture une sorte de bistrot, dont le nom français, «Café des Alliés», incite d'autant plus Wallon à pousser la porte de ce havre providentiel.
L'intérieur est très sombre, encore plus silencieux, si cela est possible, que le quai désert qu'il vient de quitter. Le voyageur met un certain temps à identifier, dans les profondeurs de l'antre, un personnage supposé vivant: un grand et gros homme à la mine rébarbative qui paraît attendre, immobile comme une araignée au centre de sa toile, debout derrière un comptoir en bois sculpté à l'ancienne mode, auquel il s'appuie des deux mains, légèrement penché en avant. Le factotum, qui doit faire à la fois fonction de barman et de réceptionniste, ne prononce pas un mot d'accueil; mais un écriteau, placé en évidence devant lui, précise: «On parle français.» Faisant un effort, qui lui semble démesuré, le voyageur commence donc d'une voix incertaine:
«Bonjour, Monsieur, est-ce que vous avez des chambres libres?»
L'homme considère l'intrus sans bouger, un long moment, avant de répondre en français, mais avec un fort accent bavarois et sur un ton presque menaçant:
«Combien?
– Vous voulez dire: combien d'argent?
– Non. Combien de chambres!
– Eh bien, une, évidemment.
– Ça n'est pas évident: vous avez demandé des chambres.»
Peut-être à cause du total épuisement qui tout à coup l'accable, le voyageur a l'impression bizarre de reproduire comme en écho un dialogue écrit d'avance et déjà prononcé auparavant (mais où? et quand? et par qui?), comme s'il était sur la scène d'un théâtre, en train de jouer une pièce rédigée par quelqu'un d'autre. Augurant mal, en outre, de la suite d'une négociation engagée avec tellement d'aigreur, il est déjà prêt à battre en retraite, quand un deuxième homme, aussi massif et corpulent que le premier, fait son apparition, issu de l'ombre encore plus dense d'un bureau adjacent. Tandis que le nouveau venu approche de son confrère, sa figure, également ronde et chauve, s'éclaire progressivement d'un sourire jovial en apercevant ce client potentiel en difficulté. Et il s'exclame, dans un français nettement moins germanique:
«Bonjour, Monsieur Wall! Vous voilà donc de retour chez nous?»
Dressés maintenant l'un à côté de l'autre derrière le comptoir, dominant Wallon (qui perd de plus en plus contenance) de leur haute stature, accrue d'une marche au moins, ils ont l'air de deux jumeaux tant leurs traits sont identiques, malgré l'expression si différente des visages. Aussi troublé par ce dédoublement du réceptionniste que par l'inexplicable connaissance de sa propre personne dont témoignent les paroles d'une plus avenante moitié de son interlocuteur, le voyageur suppose d'abord, dans un réflexe tout à fait absurde, qu'il a dû venir autrefois dans ce café avec sa mère et que l'autre s'en souvient… Il balbutie une phrase incompréhensible. Mais le cordial hôtelier reprend aussitôt:
«Excusez mon frère, Monsieur Wall. Franz était absent depuis le début de la semaine, et votre séjour a été si bref. Mais la chambre avec baignoire est restée libre… Vous n'avez pas besoin de remplir une nouvelle fiche, puisqu'en définitive il n'y aura pas eu interruption.»
Comme le voyageur se tait, abasourdi, sans même penser à saisir la clef qu'on lui tend, l'hôtelier, cessant de sourire, s'inquiète de le voir dans cet état; il dit, du ton de reproche que prendrait un médecin de famille:
«Vous avez l'air à bout de force, mon pauvre Monsieur Walclass="underline" rentré trop tard cette nuit et reparti de trop bon matin, sans prendre le petit déjeuner… Mais nous allons arranger ça: le dîner est prêt. Franz va monter votre bagage. Et Maria vous sert tout de suite.»
Boris Wallon, dit Wall, s'est laissé faire sans plus penser à rien [5]. Maria, par chance, ne parlait ni ne comprenait le français. Et lui-même, déjà un peu perdu dans sa langue natale, avait cessé désormais d'entendre l'allemand. La jeune fille ayant posé une question relative au menu qui nécessitait quelque réponse, il a fallu appeler «Herr Josef» à la rescousse. Celui-ci, toujours plein de prévenance, a réglé le problème aussitôt, sans d'ailleurs que Wallon en mesure exactement la portée. Il ne savait même pas, tandis qu'il mangeait avec une indifférence somnambulique, ce qui se trouvait dans son assiette. L'hôtelier, dont l'amabilité tournait à la vigilance policière [6], est resté un moment debout contre la table de son unique client, qu'il couvait de ses regards protecteurs et indiscrets. Avant de s'en aller, il lui a glissé, comme en confidence, dans un rictus d'amicale complicité, excessif et dépourvu de tout natureclass="underline" «Vous avez bien fait, Monsieur Wall, d'enlever votre moustache. Elle ne vous allait pas… En outre, on voyait trop qu'elle était fausse.» Le voyageur n'a rien répondu.
Son repas expédié, le voyageur est monté à la chambre numéro 3 et a pris un bain rapide, après avoir extrait de sa lourde sacoche ce dont il avait besoin pour la nuit. Mais, dans sa hâte maladroite, il a en même temps retiré du sac un petit objet enveloppé de papier rose chair, dont ce ne devait pas être la place normale et qui est tombé sur le parquet en produisant un bruit net et plein, attestant une relative lourdeur. Wall l'a ramassé en se demandant ce que cela pouvait être, et il a défait le paquet pour identifier son contenu: c'était une minuscule fillette en porcelaine articulée, haute d'à peine dix centimètres, entièrement nue, semblable en tout point à celles qui servaient à ses jeux d'enfant. Bien entendu, il n'emportait aujourd'hui rien de tel dans ses voyages. Pourtant, ce soir, il ne s'étonnait plus de rien. Sur la face interne, blanche, du papier d'emballage était imprimé le nom et l'adresse d'un magasin de poupées tout proche: «Die Sirenen der Ostsee, Feldmesserstrasse 2, Berlin-Kreuzberg».
[5] Note 4 – Pas plus que le passage de la première à la troisième personne, au réveil de Ascher dans l'appartement piégé J.K., ce remplacement impromptu de l'indicatif présent par le passé indéfini, d'ailleurs temporaire, ne modifie à notre sens ni l'identité du narrateur ni l'époque de la narration. Quelle que soit la distance que semble prendre la voix narratrice par rapport au personnage, le contenu des énoncés ne cesse à aucun moment de reproduire une connaissance intérieure de soi-même, auto-perceptive et instantanée, même si elle est parfois d'inspiration mensongère. Le point de vue reste toujours bel et bien celui de notre sujet multinominal et volontiers pseudonyme. Une question plus problématique nous paraît concerner le destinataire de ces récits. Un prétendu rapport adressé à Pierre Garin ne convainc en vérité personne: les grossières falsifications des faits et des choses, sur plusieurs points primordiaux, ne pourraient en aucun cas tromper un technicien de ce calibre, surtout quand il a lui-même tendu les ficelles, ce dont Ascher devrait se douter. Sous un angle opposé, si celui-ci opérait à notre insu pour une autre organisation, voire pour un autre des belligérants présents à Berlin, il n'aurait aucun intérêt à passer ainsi pour un imbécile. A moins qu'une toute nouvelle dimension de sa trahison éventuelle ne nous échappe.
[6] Note 5 – Franz et Josef Mahler, véritables jumeaux, sont en effet connus comme indicateurs. Ils ne travaillent pas pour nous, mais pour les services secrets américains, peut-être aussi pour la police soviétique. Il est difficile de les distinguer l'un de l'autre, sinon à leur accent quand ils parlent français, encore que des intonations bavaroises aussi caricaturales soient très faciles à reproduire par n'importe lequel des deux. Quant au sourire amène de l'un, s'opposant à la hargne de l'autre, nous avons pu constater à maintes reprises qu'ils les échangent entre eux avec une grande aisance et un parfait synchronisme. Heureusement, on les voit presque toujours ensemble (comme aime à le répéter Zwinge, qui se complaît sans retenue aux charades, devinettes approximatives et calembours en tout genre: un Mahler n'arrive jamais seul), ce qui évite de se poser trop de questions. La jolie Maria, en revanche, est un de nos correspondants les plus fiables. Elle sait parfaitement le français, mais le cache avec soin, pour des raisons d'efficacité. Les frères Mahler, qui ont fini par s'en apercevoir, acceptent de jouer le jeu sans rien dire, espérant en obtenir eux-mêmes quelque avantage, un jour ou l'autre.