L'ex-Madame Joëlle von Brücke, née Kastanjevica dite Kast (appelez-moi Jo, ça sera plus simple), présente toutes ces confidences avec un si évident souci de clarté, de cohérence et d'exactitude, précisant chaque fois les lieux comme les dates de ses pérégrinations sans oublier leurs motifs justifiés, que Boris Robin, qui ne lui en demandait pas tant, ne peut s'empêcher au contraire de trouver son histoire suspecte, sinon invraisemblable. On dirait qu'elle récite une leçon soigneusement apprise, en prenant garde de rien omettre. Et sans doute son ton posé, raisonnable, détaché, sans émotion comme sans rancune, compte pour beaucoup dans l'insidieuse sensation de faux qui s'en dégage. Pierre Garin en personne pourrait avoir forgé l'ensemble de cette édifiante odyssée. Pour en avoir le cœur net, il va falloir mettre à la question l'excentrique adolescente, sûrement moins bien conditionnée que sa mère. Mais pourquoi celle-ci, qui ne semble ni très expansive ni bavarde par nature, tient-elle ainsi à enraciner dans l'esprit d'un inconnu ces détails oiseux concernant sa geste familiale? Que cache donc son zèle intempestif, sa mémoire tatillonne, quoique cependant lacunaire malgré l'apparente exhaustivité du témoignage? Pourquoi éprouvait-elle une si grande hâte de retrouver cette ville incertaine, largement en ruines, difficile d'accès, peut-être encore dangereuse pour sa vie? Que sait-elle exactement sur la mort de von Brücke? Y a-t-elle joué un rôle essentiel? Ou seulement secondaire? De quelle énigme l'appartement J.K. est-il le centre? Comment peut-elle connaître avec une telle certitude l'emplacement rigoureux du crime? Et comment, d'autre part, Pierre Garin peut-il avoir deviné que le voyageur a choisi, au dernier moment, le passeport établi avec ce patronyme de Wallon pour passer dans l'enclave occidentale de la ville? Maria, l'accorte servante de l'hôtel des Alliés, l'en aurait-elle aussitôt averti? Et, enfin, de quels moyens d'existence réels la surnommée Jo dispose-t-elle désormais à Berlin, où elle fait accourir dare-dare sa fille mineure, qui aurait certes plus facilement continué ses études dans une école de Nice ou de Cannes? [8]
Tout en réfléchissant à ces mystères, Wall, dont les yeux se sont maintenant habitués à la trouble pénombre, qui obscurcit le vaste salon aux lourds rideaux rouges presque clos, inspecte avec plus d'attention son décor de foire aux puces onirique, de capharnaüm oppressant, magasin aux souvenirs enfouis où la présence parmi les jouets d'enfant, plus ou moins miniaturisés, de nombreuses poupées grandeur nature en accoutrements suggestifs, contrastant avec leurs minois juvéniles, évoquerait quelque lupanar 1900 beaucoup plus qu'une boutique pour petites filles. Et l'imagination du visiteur spécule à nouveau sur le genre de trafic pratiqué dans cette ancienne demeure bourgeoise d'un officier de la Wehrmacht.
Sortant enfin de sa rêverie (après quel espace de temps?), le voyageur ramène ses regards vers la dame… Il constate avec surprise que le fauteuil où se trouvait celle-ci, peu d'instants auparavant, est maintenant vide. Et, se tournant de droite et de gauche sur son siège, il ne la découvre pas non plus en quelque autre point de la grande pièce. L'hôtesse aurait ainsi quitté le salon aux poupées érotiques et abandonné son visiteur sans lui laisser percevoir le moindre bruit de pas, ni menu craquement du parquet, ni grincement de porte. Pourquoi est-elle sortie tout à coup en catimini? Aurait-elle couru annoncer à Pierre Garin que l'oiseau migrateùr se trouvait pris dans les mailles du filet? Des gens du SAD seraient-ils déjà présents dans la villa, où un inquiétant remue-ménage est en train de se produire, à l'étage supérieur? Mais voici qu'à ce moment l'insaisissable veuve aux yeux verts, adoucis de langueurs fallacieuses, opère sa discrète rentrée par quelque issue indiscernable du salon-magasin, située dans des profondeurs si sombres que la jeune femme a l'air de surgir du noir, portant avec précaution une soucoupe où repose une petite tasse trop pleine, dont elle veille à ne pas faire déborder le contenu. Tout en contrôlant du coin de l'œil le niveau liquide, elle s'approche d'un pas immatériel de danseuse, disant: «Je vous ai préparé un café, monsieur Wallon, bien fort, à l'italienne… Il est un peu amer, mais vous ne devez guère en avoir bu d'aussi acceptable dans le secteur communiste. Ici, grâce à l'intendance US, nous bénéficions de certains produits rares. (Elle lui dépose entre les mains son précieux présent.) C'est du robusta de Colombie…» Et, après un silence, tandis qu'il commence à boire par petites gorgées l'infusion noire et brûlante, elle ajoute d'un ton plus familier, materneclass="underline" «Votre fatigue est si grande, mon pauvre Boris, que vous vous étiez endormi pendant que je parlais!»
Le breuvage est en effet tellement robuste qu'il en devient écœurant. Ça n'est certes pas ce qu'on appelle un café américain… Ayant quand même réussi à l'avaler, le voyageur ne se sent guère mieux; ce serait plutôt le contraire. Pour réagir contre la nausée qui le gagne, il se lève de son fauteuil, sous prétexte d'aller se débarrasser de sa tasse vide sur le marbre d'une commode, pourtant déjà surchargée des menus objets: bourses en mailles métalliques, fleurs de perles, pique-épingles à chapeaux, boîtes nacrées, coquillages exotiques…, devant plusieurs photographies familiales de tailles diverses, présentées obliquement dans des cadres en laiton aux découpures ajourées. Vers le milieu, la plus grande d'entre elles représente un souvenir de vacances au bord de la mer, avec des rochers arrondis occupant le côté gauche au second plan, des vaguelettes brillantes tout au fond et, en premier plan, quatre personnes debout dans le sable, alignées face à l'objectif. Le cliché pourrait être pris, aussi bien, sur une petite grève bretonne en pays de Léon.
Les deux figures centrales de cette image sont de la même blondeur nordique, un homme grand et maigre au beau visage sévère âgé d'au moins cinquante ans, vêtu d'un impeccable pantalon blanc et d'une chemise blanche ajustée, étroitement boutonnée aux poignets c6mme au col, avec à sa droite une toute petite fille de peut-être vingt mois, trente au maximum, mignonne et rieuse, entièrement nue.
De part et d'autre, c'est-à-dire aux deux extrémités de la rangée, se tiennent au contraire des personnages remarquables par leur chevelure noire: une jeune femme fort jolie (d'une vingtaine d'années) qui retient l'enfant par la main et, du côté opposé, un homme de trente ou trente-cinq ans. Ils portent tous les deux des maillots de bain noirs (ou d'une teinte assez foncée pour paraître tels sur un tirage en noir et blanc), couvrant l'ensemble du tronc pour la première, mais seulement sa partie inférieure pour le second, l'un et l'autre encore mouillés dirait-on par une immersion récente. D'après leurs âges respectifs, ces deux adultes très bruns devraient être les parents de la fillette aux boucles de blé mûr, qui aurait donc reçu en héritage mendélien la pigmentation pâle de son grand-père.
Celui-ci, pour le moment, regarde en l'air, vers le bord du rectangle glacé, quelque vol d'oiseaux marins – mouettes criardes, sternes à tête noire, pétrels regagnant le large – ou bien des avions qui passent, hors champ. L'homme plus jeune observe la fillette, qui, de sa main libre, brandit vers le photographe un de ces petits crabes très communs sur les plages, appelés verts ou enragés, qu'elle tient entre deux doigts par une patte arrière, contemplant sa prise avec une mine émerveillée. Seule la jeune mère anadyomène regarde en direction de l'appareil, prenant la pose et faisant un gracieux sourire de circonstance. Mais, attirant davantage l'attention, bien visibles au centre de l'image, les deux pinces grandes ouvertes ainsi que les huit pattes grêles du modeste crustacé s'étalent en éventail, raidies, espacées de façon régulière et parfaitement symétriques.
Afin de mieux étudier les différents acteurs de cette scène complexe, Wall a saisi le cadre à deux mains pour l'approcher de ses yeux, comme s'il avait le désir d'y pénétrer. Il semble sur le point de faire le saut, quand la voix troublante de son hôtesse intervient pour le retenir au dernier moment, murmurant juste derrière son oreille: «C'est Gigi à deux ans, dans une crique sableuse sur la côte nord-ouest de Rügen, pendant l'été trente-sept, où il faisait une chaleur inaccoutumée.
– Et la jeune fille resplendissante qui lui donne la main, dont les épaules et les bras ruissellent encore des perles de l'océan?
– Ça n'est pas l'océan, mais seulement la Balti que. Et il s'agit de moi, évidemment! (Elle salue le compliment par un bref rire de gorge, qui s'éteint en déferlant avec douceur sur le sable humide.) Mais je suis déjà mariée depuis longtemps à cette époque-là.
[8] Note 7 – Les diverses questions que fait semblant de se poser notre narrateur inquiet, avec une naïveté feinte, lui laissent commettre au moins une erreur dans le dispositif compliqué de ses pions: il avoue incidemment suspecter la précieuse Maria – et non les frères Mahler – de travailler pour le SAD, alors que ce matin elle ne comprenait même pas notre langue. Plus étrange encore de sa part, il gomme la seule interrogation qui nous semblerait pertinente (à moi en particulier) et qui le concerne de façon directe: la jeune veuve désenchantée ne lui ferait-elle pas songer à une autre présence féminine, toujours en filigrane dans son récit et qui le touche certes de fort près? La description qu'il donne ici de son visage aux traits fermes n'a-t-elle pas l'air de se rapporter ouvertement à une photographie de sa propre mère lorsque celle-ci avait trente ans, image à laquelle il a souvent fait allusion çà et là? Or il évite avec soin, cette fois, toute mention d'une ressemblance pourtant incontestable (accentuée encore par la voix aux sonorités émouvantes dont il a parlé ailleurs), tandis qu'il profite de la moindre occasion, dans tout son texte, pour signaler des similitudes ou duplications éventuellement imaginaires, peu convaincantes en tout cas et largement aussi décalées l'une par rapport à l'autre dans le temps, sinon plus, que pour l'étrange analogie dont nous évoquons de notre côté l'évidence. Lui-même, en revanche, insiste sans retenue (et d'une façon sans doute préméditée) sur l'attrait sexuel qui se dégage de Jo Kast comme de la scandaleuse adolescente aux boucles d'or, bien que le rapprochement morphologique qu'il établit entre la mère et l'enfant nous paraisse, une fois de plus, tout à fait subjectif, pour ne pas dire marqué par une intention mensongère.
La fille «naturelle» de Dany von Brücke reproduit en vérité bien davantage la beauté «aryenne»de son géniteur mâle, qui, tout en lui refusant le noble titre ancestral, l'a d'ailleurs affublée d'un prénom prussien, archaïque et presque disparu: Gegenecke, vite transformé en Gege, c'est-à-dire Guégué selon la prononciation allemande, mais francisé en Gigi et devenu ensuite Djidji pour les Américains. Je signale en passant, à l'intention de ceux qui ne l'auraient pas encore compris, que cette jeune demoiselle capricieuse, mais à la précocité remarquable dans de nombreux domaines, est l'une des pièces maîtresses de notre agencement tactique.