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– Avec l'homme qui vient aussi de se baigner?

– Non! Non! Avec Daniel, le monsieur chic et beaucoup plus âgé, qui pourrait largement, d'ailleurs, être mon père.

– Excusez-moi! (Le visiteur poli avait, bien entendu, reconnu sans malle vieux colonel statufié dans une allégorie antique, sur la place des Gens d'Armes.) Pourquoi surveille-t-il ainsi le ciel?

– On entendait le fracas infernal d'une patrouille de Stukas en vol d'entraînement.

– Ça le concernait de façon directe?

– Je ne sais pas. Mais la guerre approche.

– Il était très beau.

– N'est-ce pas? Un parfait spécimen de dolichocéphale blond pour jardin zoologique.

– Qui a pris la photographie?

– Je ne me souviens plus… Sans doute un professionnel, vu la qualité anormale du cliché dans ses moindres détails: on pourrait presque compter les grains de sable… Quant à l'homme aux cheveux noirs, à l'extrême droite, c'est le fils que Dan avait eu d'un premier mariage… pour s'en tenir à ce mot commode. Je pense qu'en définitive ils n'ont jamais été mariés…

– Un amour de jeunesse, si l'on en croit la maturité visible du fils?

– Dan avait à peine plus de vingt ans, et sa fiancée tout juste dix-huit, mon âge exactement quand je l'ai moi-même connu… Il a toujours eu beaucoup de succès auprès des demoiselles romantiques… C'est curieux, la façon dont l'histoire se reproduit: elle était française déjà et, d'après les portraits que j'ai pu voir, elle me ressemblait comme une sœur jumelle, à trente ans de distance… ou même un peu plus. On peut dire qu'il avait des goûts sexuels bien ancrés! Mais cette première liaison a duré encore moins longtemps que la nôtre. "Ça n'était qu'une répétition, m'assurait – il, avant la générale." J'ai ensuite compris peu à peu, au contraire, que je devais être seulement moi-même une doublure… ou, au mieux, la vedette de quelque reprise, éphémère, d'une pièce déjà ancienne… Mais que vous arrivet-il, mon cher monsieur? Vous avez l'air de plus en plus exténué. Vous tenez à peine sur vos jambes… asseyez-vous…»

Wallon, qui en effet se sentait cette fois vraiment mal, comme sous l'effet d'une drogue, dont le goût amer persiste dans sa bouche d'inquiétante façon, tandis que la maîtresse de maison met un terme brusque à l'entrain volubile, artificiel, de ses explications et commentaires, pour scruter à présent son visiteur captif sous le regard soudain acéré de ses yeux verts, s'est retourné en chancelant vers le salon à la recherche d'un siège de secours [9]… Tous les fauteuils étaient malheureusement occupés, non par des poupées grandeur nature comme il l'avait cru d'abord, mais par de réelles adolescentes en dessous frivoles qui lui adressaient force moues mutines et clins d'œil complices… Dans son trouble, il a laissé choir le cadre doré, dont le verre protecteur s'est brisé sur le sol avec un bruit disproportionné de cymbales… Wall, s'imaginant tout à coup en danger, a reculé d'un pas vers le marbre de la commode, où il a saisi au hasard, derrière son dos, un petit objet massif, arrondi et lisse tel un galet poli, qui lui semblait assez lourd pour servir éventuellement d'arme défensive… Devant lui, Gigi était là, bien entendu, assise au premier rang, qui lui souriait d'un air à la fois provocant et moqueur. Ses compagnes, de toute part, accentuaient aussi à l'intention du Français leurs postures lascives. Assises, debout, ou bien à demi étendues, plusieurs mimaient de toute évidence la reproduction vivante d' œuvres d'art plus ou moins célèbres: la Cruche cassée de Greuze (mais en plus déshabillé), l'Appât d'Edouard Manneret, la Captive enchaînée de Fernand Cormon, Alice Liddell en petite mendiante photographiée par le pasteur Dodgson avec sa chemisette aux lambeaux suggestifs, sainte Agathe exposée les seins nus, déjà parés d'une blessure très seyante sous la gracieuse couronne de martyre… Wall a ouvert la bouche pour dire quelque chose, il ne savait pas quoi, qui le sauverait du ridicule de sa situation, ou peut-être seulement pour pousser un cri comme on fait dans les cauchemars, mais aucun son ne franchissait sa gorge. Il s'est alors aperçu qu'il tenait dans la main droite un énorme œil en verre coloré, blanc, bleu et noir, qui devait provenir de quelque poupée géante, et il l'a porté vers son visage pour le considérer, avec horreur… Les filles ont éclaté de rire, toutes ensemble, selon des timbres et hauteurs variés, avec des crescendo, des notes suraiguës, des roulements plus graves, dans un concert effrayant [10]… La dernière sensation du voyageur a été qu'on le transportait, désarticulé, sans force, comme un pantin de chiffon, tandis que toute la maison s'emplissait du vacarme d'un déménagement désordonné, ou même d'un saccage, dans ce qui paraissait la clameur d'une émeute.

Tout se serait calmé soudain. Et c'est dans un silence total, trop parfait, un peu inquiétant, que Franck Matthieu (ou aussi bien Mathieu Frank, puisqu'il s'agit là en vérité de ses deux prénoms) se réveille, on ne saurait dire au bout de combien d'heures, dans une chambre familière, dont il lui semble du moins reconnaître les moindres détails, bien que ce décor soit pour le moment impossible à situer, dans l'espace comme dans le temps. Il fait nuit. Les épais doubles rideaux sont fermés. Suspendu au centre de la paroi face à la fenêtre invisible, il y a le tableau.

Les murs sont tapissés d'un papier peint d'autrefois, aux bandes verticales alternées: des raies bleuâtres assez sombres à liséré blanc, larges de cinq ou six centimètres, qui laissent entre elles des surfaces équivalentes mais nettement plus pâles où court de haut en bas une ligne de petits dessins, tous identiques, dont la couleur terne a dû sans doute être dorée, à l'origine. Sans avoir besoin de se mettre debout pour le voir de plus près, Mathieu F. peut décrire de mémoire ce signe à la signification incertaine: un fleuron, une espèce de clou de girofle, ou un minuscule flambeau, ou encore un poignard-baïonnette, mais aussi une petite poupée dont le corps et les deux jambes réunies remplaceraient la large lame du poignard ou le manche du flambeau, sa tête devenant au choix la flamme de celui-ci ou la poignée arrondie de celui-là, tandis que les bras tendus en avant (et donc un peu raccourcis) représentaient auparavant la garde de l'arme, ou la coupelle qui empêche les matières brûlantes de couler sur la main.

Contre la paroi de droite (pour l'observateur placé dos à la fenêtre) se dresse une grosse armoire à glace, assez profonde pour servir de penderie, dont l'épais miroir aux biseaux très marqués occupe en presque totalité la porte à un seul battant, où l'on aperçoit l'image du tableau, mais inversée, c'est-à-dire que la partie droite de la toile peinte se retrouve dans la moitié gauche de la surface réfléchissante, et réciproquement, l'exact milieu du châssis rectangulaire (matérialisé par la tête au port noble du vieillard) coïncidant de façon précise avec le point central de la glace pivotante, qui est close et donc perpendiculaire au tableau réel, ainsi d'ailleurs qu'à sa virtuelle duplication.

Sur cette même paroi, entre l'armoire placée presque dans l'angle et le mur extérieur où se situe la fenêtre, entièrement soustraite aux regards par les lourds rideaux fermés, s'adosse la tête des deux lits jumeaux, qui ne sont guère utilisables que pour de très jeunes enfants, tant leurs dimensions sont réduites: moins d'un mètre cinquante de longueur sur environ soixante-dix centimètres de large. Ils sont séparés l'un de l'autre par une table de nuit en bois peint, aux proportions assorties, qui supporte une petite lampe de chevet en forme de bougeoir, dont la faible ampoule électrique n'a pas été éteinte. La seconde table de nuit, absolument semblable à la première, de la même couleur bleu pâle et munie de la même lampe allumée, trouve juste l'espace qu'il lui faut entre le second lit et le mur extérieur, à proximité immédiate du bord gauche des amples plis que fait l'étoffe rouge sombre constituant les rideaux. Ceux-ci doivent ainsi outrepasser d'une manière notable l'embrasure non décelable de la fenêtre, qui aurait peu de raison d'être une baie en largeur comme on les construit à présent.

Désirant vérifier un détail auquel il n'a pas accès depuis la position couchée qu'il occupe, Mathieu se hausse sur un coude. Les deux oreillers portent chacun, comme il s'y attendait, l'initiale d'un prénom brodée à la main en grandes capitales gothiques à fort relief, où l'on reconnaît sans trop de mal, nonobstant la complication très ornementée des trois jambages parallèles que comporte chacune d'elles, assez peu différenciables l'une de l'autre à première vue, la lettre M et la lettre W. C'est à ce moment que le voyageur se rend compte de sa situation bizarre: il est allongé en pyjama, le crâne soutenu par une sorte de traversin en toile grossière accoté au mur sous la fenêtre, sur un matelas sans drap jeté à même le sol entre le pied des deux petits lits et la longue table de toilette, où reposent sur le marbre blanc deux cuvettes en porcelaine identiques, mais dont l'une comporte une bien visible fêlure noircie par le temps et réparée à l'aide d'agrafes métalliques maintenant rongées par la rouille. Dans la décoration aux volutes fleuries monochromes qui orne un pot à eau ventru, placé entre les deux cuvettes et fait de la même matière, figure un large écusson où se lisent difficilement les deux mêmes initiales gothiques trop semblables, et cette fois entrelacées, si bien que seul un œil averti peut permettre leur identification.

Le col du pot à eau se reflète dans l'un des deux miroirs jumeaux fixés sur le papier peint à rayures, dominant chaque cuvette à une hauteur convenable seulement pour de très jeunes garçonnets. Il en va de même quant au niveau du marbre blanc de la table. Dans l'autre miroir (celui de droite) apparaît à nouveau une image du tableau dont le dessin est inversé. Mais en observant le premier (celui de gauche) avec plus d'attention, on y découvre, nettement plus lointaine, une troisième reproduction du même tableau, avec ici son dessin à l'endroit, c'est-à-dire réfléchi (et inversé) deux fois: d'abord dans le miroir de toilette, puis dans la porte de l'armoire à glace.

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[9] Note 8 – Profitant de ce que notre agent perturbé est en train de se noyer dans le flot des imparfaits et des passés indéfinis, nous pouvons préciser ou rectifier certains points de détail dans le long dialogue qui précède. Si mes souvenirs sont bons, la photo de vacances familiales n'est pas prise sur l'île de Rügen, mais dans les environs immédiats de Graal-Müritz, station balnéaire de la Baltique plus proche de Rostock où Franz Kafka séjournait pendant l'été 1923 (soit quatorze ans plus tôt) avant de venir passer son dernier hiver à Berlin, non pas d'ailleurs en plein Mitte, comme notre narrateur l'a supposé plus haut, mais dans le quartier périphérique de Steglitz qui marque aujourd'hui, avec Tempelhof, la limite sud du secteur américain.

Et je me rappelle aussi les avions dans le ciel, car ce n'était pas en effet le passage des grues cendrées, spectaculaire à cette saison, qu'observait le père. Pourtant, il ne s'agissait pas non plus de Stukas en piqué, mais de Messerschmidt 109 ronronnant en altitude, sans guère troubler le repos des estivants. L'erreur de Joëlle Kastanjevica provient d'une confusion avec l'impressionnant film de propagande guerrière que nous avions vu ce même jour aux actualités cinématographiques, dans une salle rudimentaire de Ribnitz-Damgarten. Quant au vocabulaire du milieu théâtral qu'elle emploie concernant son mariage (répétition, doublure, générale, reprise, etc.), il a pour évidente origine son séjour à Nice (donc postérieur). Elle y tenait une modeste papeterie de quartier, où les enfants venaient acheter des crayons et des gommes, alors qu'elle s'intéressait beaucoup plus à la troupe de comédiens amateurs fondée avec quelques amis. On dit qu'elle aurait en particulier joué le rôle de Cordélia dans une adaptation scénique du Journal d’un séducteur dont la traduction française était parue dès avant la guerre au Cabinet cosmopolite.

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[10] Note 9 – L'auteur du problématique récit veut sans aucun doute, par ses outrances, accréditer chez son lecteur éventuel la thèse de l'empoisonnement: on assisterait donc dans cette scène, ouvertement délirante, aux premiers effets (nauséeux, puis hallucinogènes) du prétendu café narcotique préparé par nos soins. Sa tactique probable, dans le mauvais pas d'où il peine à sortir, serait ainsi de dissoudre ses responsabilités personnelles – conscientes ou inconscientes, volontaires ou involontaires, délibérées ou subies – dans un bain opaque de machinations compliquées ourdies par ses adversaires, de doubles jeux à tiroirs, d'envoûtements et charmes hypnotiques divers exercés contre lui, exonérant de toute faute ou implication sa malheureuse et fragile personne. On aimerait évidemment qu'il précise lui-même notre propre intérêt à le détruire. Tous ceux qui ont pris connaissance de ses précédents rapports, fût-ce de façon rapide ou partielle, auront en tout cas pu observer que cette thématique jumelée du complot et de l'enchantement offre sous sa plume une remarquable récurrence, sans oublier la tumultueuse agression finale par un déchaînement de petites filles érotiques.