Выбрать главу

A dix pas devant nous, il y a en outre un divan de cuir fauve en un peu meilleur état, sous une large baie sans rideaux dont le vitrage, évoquant l'usine plus que l'appartement, a été grossièrement badigeonné au blanc d'Espagne. Entre les traînées de peinture en nébuleuses spiralées, on aperçoit les lignes verticales de forts barreaux à l'aspect carcéral constituant la grille extérieure de protection. Cherchant un siège où se poser, notre écolière inattentive a voulu se diriger vers le divan, mais je lui ai fait comprendre en quelques mots sévères qu'il ne s'agissait pas ici d'une séance de psychanalyse et qu'elle devrait donc, pendant son interrogatoire, se tenir debout face à nous et demeurer immobile, sauf si on lui donnait l'ordre de bouger. Elle a obéi d'assez bonne grâce, attendant ensuite avec un sourire timide sur ses très émouvantes lèvres nos questions qui tardaient à venir, n'osant pas trop nous regarder sinon d'une façon furtive, jetant de brefs coups d' œil d'un côté puis de l'autre, dansant un peu sur deux pieds impatients et ne sachant pas bien quoi faire de ses mains, impressionnée malgré tout par notre silence, une sourde menace, nos visages fermés.

Sur sa droite (donc à notre gauche), en vis-à-vis des quatre personnages emblématiques chers au philosophe danois, toute la paroi est occupée par un vitrage d'atelier en verre dépoli. Certains des longs carreaux tout en hauteur ont dû être cassés lors de manutentions ou de violences; des feuilles de papier translucide en masquent les ruptures et les manques. De l'autre côté, la pièce que nous avions traversée pour venir était vivement éclairée (beaucoup plus en tout cas que la nôtre) comme par des projecteurs, et les silhouettes de nos gardes yougoslaves se profilaient en ombres chinoises sur le clair écran vitré, agrandis de manière paradoxale quand ils s'éloignaient de nous vers l'une des sources lumineuses, ce qui leur donnait l'air de s'élancer au contraire à grands pas dans notre direction, pour devenir en quelques secondes des titans. Ces projections spécieuses qui se déplaçaient sans cesse, disparaissaient, surgissaient à nouveau, se rapprochaient soudain, s'entrecroisaient comme si les corps se traversaient l'un l'autre, pouvaient acquérir ainsi, par instant, une présence et des dimensions aussi alarmantes que surnaturelles. L'adolescente, de plus en plus mal à l'aise devant notre mutisme persistant et nos regards fixés sur elle avec une froideur d'autant plus inquiétante qu'inexpressive, m'a paru alors enfin prête pour la suite prévue des opérations.

Je lui avais d'abord parlé en allemand, mais comme, dans ses interrogations et commentaires, c'est le français qu'elle adoptait le plus souvent, j'ai décidé de poursuivre dorénavant dans la langue de Racine. Quand je lui ai dit, d'un ton abrupt et sans réplique, de se mettre toute nue, elle a cette fois relevé bien haut vers nous les paupières, sa bouche s'est entrouverte, ses yeux verts se sont encore élargis, tandis qu'elle nous dévisageait alternativement, le docteur et moi, comme légèrement incrédule. Mais son pâle sourire avait disparu. Elle semblait découvrir que nous ne plaisantions pas, que nous avions l'habitude d'être obéis sans discussion et que nous disposions – c'était à craindre – de tous les moyens de coercition nécessaires. Elle en a vite pris son parti, estimant sans doute que ce genre d'examen devait être la moindre des choses dans la situation d'excitante proie où elle se trouvait. Après avoir hésité juste ce qu'il fallait pour que nous mesurions (attention subtile en vue d'aiguiser notre plaisir?) l'ampleur du sacrifice imposé par une demande aussi exorbitante, elle a commencé à se déshabiller très gentiment, avec des gestes charmants de pudeur feinte, d'innocence violentée, de martyre contrainte par la force brutale de ses bourreaux.

Comme il faisait une chaleur presque estivale en ce début d'automne, même le soir, la jeune fille ne portait pas grand-chose en fait de vêtements. Mais elle n'enlevait chaque pièce qu'avec lenteur et censément les plus grandes réticences, assez fière pourtant sans nul doute de ce qu'elle dévoilerait à ce jury d'experts, dans une progression voulue. Quand, avec les tortillements, courbures ou flexions indispensables, elle a eu ôté, pour finir, sa petite culotte blanche, elle s'est abandonnée à nos regards inquisiteurs, et, choisissant avec à-propos de cacher sa honte plutôt que ses délicates intimités, elle a relevé les bras vers son visage afin de masquer celui-ci derrière ses deux mains, paumes ouvertes et doigts écartés, entre lesquels je voyais briller ses prunelles. Ensuite, il lui a fallu encore exécuter plusieurs tours assez lents sur elle-même, afin de se laisser voir à loisir sous toutes ses faces. Et, de tous les côtés, c'était vraiment très joli, statuette modelée comme une ravissante poupée femelle, juste au sortir de l'éclosion.

Le docteur lui en a fait compliment, détaillant à haute voix – dans l'intention évidente d'accroître le trouble d'un objet si complaisant -la qualité remarquable de ses charmes exposés, insistant sur l'élégante sveltesse de la taille, le galbe des hanches, les deux fossettes au creux des reins cambrés, la rondeur exquise des petites fesses, le développement déjà très marqué des jeunes seins aux aréoles discrètes mais à la pointe en aimable érection, la délicatesse du nombril, le pubis enfin, dodu et dessiné avec grâce sous une toison d'or encore duveteuse quoique bien fournie. Précisons que Juan Ramirez, qui atteint la soixantaine, était autrefois un spécialiste des dérèglements de la période prépubère chez les enfants. Il a, en 1920, participé avec Karl Abraham à la fondation de l'Institut psychanalytique de Berlin. Comme Melanie Klein, il poursuivait une analyse didactique avec Abraham lui-même lorsque celui-ci est mort prématurément. Peut-être sous l'influence de sa déjà prestigieuse collègue, il travaillait d'ailleurs, lui aussi, sur l'agressivité enfantine précoce, se consacrant bientôt de façon plus particulière au cas des petites filles ou pré-adolescentes.

Celle-ci, d'une voix hésitante, demande alors si nous allons la violer. Je la rassure aussitôt: le docteur Juan vient d'apprécier son académie selon des critères esthétiques objectifs, mais elle est nettement trop formée pour son goût personnel, qui ne s'écarte pas de la plus stricte pédophilie. Quant à moi, dont elle satisfait à merveille – il faut en convenir – les fixations sexuelles et fétiches anatomiques les mieux ancrés, constituant même à mes yeux éblouis une sorte d'idéal féminin, je me trouve être, en matière d'éros, partisan de la douceur et de l'inoffensive persuasion. Même lorsqu'il s'agit d'obtenir des complaisances humiliantes ou de mettre en scène des pratiques amoureuses à caractère ouvertement cruel, j'ai besoin du consentement de ma partenaire, c'est-à-dire bien souvent de ma victime. J'espère ne pas trop la décevoir par un pareil aveu d'altruisme. Dans l'exercice de ma profession, bien entendu, c'est une toute autre chose, comme elle risque de s'en apercevoir bientôt, si elle ne montre pas assez d'empressement dans ses réponses à nos questions. Ça sera, qu'elle le sache bien, pour les seuls besoins de notre enquête.

«Et maintenant, dis-je, nous allons donc procéder à l'interrogatoire préliminaire. Tu vas lever les mains au-dessus de la tête, car nous avons besoin de voir tes yeux quand tu parles, pour savoir s'il s'agit d'une vérité sincère ou de mensonges, ou encore de demi-vérités. Afin que tu n'aies aucun mal à conserver longtemps cette posture, nous pouvons te faciliter les choses.» Le docteur, qui a sorti un bloc-notes et son stylo pour consigner par écrit certains points de la déposition, appuie alors sur une sonnette qui se trouve à portée de sa main gauche, et trois jeunes femmes font aussitôt leur apparition, vêtues de stricts uniformes noirs ayant probablement appartenu à un corps auxiliaire walkyrien de l'ex-armée allemande. Sans un mot et avec une rapidité de professionnelles habituées au travail en équipe, elles s'emparent de la petite prisonnière avec une fermeté dépourvue de toute violence inutile, lui fixent les poignets par des bracelets de cuir à deux lourdes chaînes descendues comme par miracle du plafond, tandis que ses deux chevilles sont attachées selon la même méthode à deux gros anneaux en fer jaillis du sol, distants d'un pas environ.

Les jambes se trouvent ainsi bien ouvertes, face à nous, dans une attitude peut-être un peu indécente, mais cet écartement des pieds – qui n'a rien d'excessif – donnera plus d'assise à une station debout prolongée. Ces entraves du reste ne sont pas trop tendues, non plus que les chaînes retenant les mains en l'air de part et d'autre de la chevelure dorée, si bien que le corps et les jambes peuvent toujours bouger, dans des limites cependant assez étroites, cela va sans dire. Nos trois assistantes ont agi avec une si naturelle aisance, tant de précisions dans les gestes, une si bonne coordination des mouvements et vitesses respectives, que notre jeune captive n'a pas eu le temps de bien comprendre ce qui lui arrivait, se laissant manipuler sans tenter la moindre résistance. Sur son tendre visage s'est peint seulement un mélange d'étonnement, d'appréhension vague et d'une espèce de déroute psychomotrice. Ne voulant pas lui laisser le loisir d'y réfléchir davantage, j'entame sans attendre le questionnaire, auquel les réponses arrivent aussitôt, d'une manière presque mécanique: