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La jeune soubrette disparue, sur une gentille courbette avant de refermer la porte, HR désemparé grignote quelques fragments de divers pains, biscuits ou fromage sans goût. Il pense à autre chose. Après avoir repoussé ces aliments inopportuns dont il n'a aucune envie, il replace les feuilles de papier vierges au centre de la table, devant sa chaise. Et, avec le souci principal de mettre un peu d'ordre – si cela est encore possible – dans la série discontinue, mobile, fuyante, des différentes péripéties nocturnes, avant qu'elles ne soient dissoutes parmi la brume des réminiscences fictives, de l'oubli spécieux ou de l'aléatoire effacement, voire d'une totale dislocation, le voyageur reprend sans plus tarder la rédaction de son rapport dont il craint que la maîtrise, de plus en plus, ne lui échappe:

Après le départ de Gigi pour son travail équivoque, je suis allé ramasser sur le seuil de la porte toujours ouverte ce poignard de cristal que la coupe à champagne avait formé en se brisant. Je l'ai considéré avec attention, un long moment, sous ses divers angles. A la fois fragile et cruel, il pouvait éventuellement me servir comme arme défensive, ou plutôt comme menace si je voulais, par exemple, contraindre quelque gardien ou gardienne à me livrer les clefs de ma prison. A tout hasard, j'ai donc rangé le dangereux objet sur une étagère de l'armoire, debout sur son pied intact, à côté de la fine chaussure de bal recouverte d'étincelantes paillettes bleues, reflet lointain de l'eau profonde au pied des falaises, en mer Baltique.

Ensuite, au bout d'un laps de temps difficile à définir, la duègne vêtue de noir est arrivée, portant sur un petit plateau quelque chose qui ressemblait à une ration K de l'armée américaine: une cuisse de poulet froid, plusieurs quartiers de tomate crue (brillants, bien réguliers, d'un beau rouge de chimie) et un gobelet en plastique translucide contenant une boisson brunâtre, qui pouvait être du coca-cola sans mousse. La vieille dame n'a pas prononcé un mot tandis qu'elle s'avançait pour déposer son offrande sur mon matelas. En s'en allant, toujours muette et fermée, elle a vu les débris du verre cassé sur le sol, qu'elle s'est contentée, après m'avoir jeté un regard accusateur, de repousser avec son pied vers un coin du mur.

En l'absence de tout autre siège, j'ai mangé les tomates et le poulet assis sur un des lits d'enfant, celui dont l'oreiller porte un grand M gothique brodé à la main. Bien que redoutant encore une fois d'être victime de quelque drogue ou poison, je me suis risqué aussi à goûter du bout des lèvres le liquide suspect, couleur de rouille noirâtre, qui était en tout cas beaucoup moins mauvais que du coca-cola. A la seconde gorgée, je l'ai même trouvé bon, probablement alcoolisé, et j'ai fini par boire tout le verre. Je n'avais pas pensé à demander l'heure à ma visiteuse, dont l'aspect peu amène n'incitait guère à la conversation. Rigide geôlière, longue, maigre et noire, elle semblait sortie d'une tragédie antique mise en scène selon nos modes d'après-guerre. Je ne me souviens plus si, allongé de nouveau sur mon matelas, j'ai sombré ou non dans le sommeil.

Un peu plus tard, Io se dressait au-dessus de moi, tenant à deux mains une tasse blanche posée sur sa soucoupe qu'elle faisait bien attention de garder horizontale, répétition donc d'une séquence antérieure déjà rapportée. Mais cette fois, ses cheveux noirs aux souples ondulations brillantes se répandaient défaits sur les épaules, et sa chair laiteuse apparaissait en maints endroits à travers les gazes et dentelles d'un déshabillé transparent pour nuit de noces, sous lequel ne se discernait aucun sous-vêtement et qui retombait jusqu'à ses pieds nus. Ses bras étaient nus également, ronds et fermes sous une peau de satin presque immatérielle. Les aisselles bien lisses devaient être rasées. La fourrure pubienne formait un triangle équilatéral, peu important mais net, et très sombre sous les plis mouvants du voile.

«Je vous apporte une tasse de tilleul», a-t-elle murmuré timidement, comme si elle avait peur de me réveiller alors que j'avais les yeux grands ouverts, levés vers elle à la quasi-verticale. «C'est indispensable le soir, pour bien dormir sans faire de mauvais rêves.» J'ai pensé aussitôt, évidemment, au baiser vespéral de la maman vampire dont le petit garçon a besoin, comme viatique, afin de trouver le repos. Si ma couche improvisée n'était pas dépourvue de draps, elle m'aurait sans doute bordé dans mon lit, avant de m'embrasser une ultime fois.

Cependant l'image suivante la montre, dans le même costume et penchée à nouveau vers mon visage, mais agenouillée à califourchon sur moi, cuisses largement ouvertes, mon sexe dressé à l'intérieur du sien, qu'elle remue doucement par de lents roulis, oscillations, balancements, et remous soudain plus forts, comme fait l'océan caressant les rochers… Je n'étais certes pas indifférent au soin qu'elle mettait à me faire ainsi l'amour; néanmoins je me trouvais dans un égarement inexplicable, une sorte d'état second: tout en éprouvant un vif plaisir physique, je ne me sentais pas vraiment concerné par cette affaire. Alors qu'en de semblables circonstances je prends volontiers toutes les initiatives, sans beaucoup rechercher celles de ma partenaire, je m'abandonnais cette nuit à une situation exactement opposée. J'avais l'impression qu'on me violait, mais je n'estimais pas cela désagréable, bien au contraire, seulement peut-être un peu absurde. Allongé sur le dos, les bras inertes, je pouvais jouir avec intensité tout en demeurant pour ainsi dire absenté de moi-même. J'étais comme un bébé à moitié endormi que sa mère déshabille, savonne, lave longuement jusque dans les moindres recoins, rince, frictionne, saupoudre de talc, qu'elle répartit ensuite avec une duveteuse houppette rose, tout en me parlant avec douceur et autorité, musique rassurante dont je ne cherche même pas à percer le sens qui m'échappe… Tout cela continue, à la réflexion, de me paraître absolument contraire à ce que je crois savoir de ma nature, d'autant plus que cette amante maternelle est beaucoup plus jeune que moi: elle a trente-deux ans et j'en ai quarante-six! Quel genre de drogue – ou de philtre – contenait donc mon faux coca-cola?

A un autre moment (était-ce avant ce qui précède? ou au contraire juste après?) c'est un médecin qui s'inclinait sur mon corps docile. On m'avait allongé à plat dos (depuis la tête jusqu'aux genoux repliés vers le sol) sur un des deux lits d'enfant trop courts, pour une auscultation. Le praticien était assis à mon côté sur une chaise de cuisine (d'où provenait-elle?) et il me semblait avoir déjà vu cet homme auparavant. Ses rares paroles laissaient d'ailleurs supposer qu'il ne me faisait pas là sa première visite. Il avait la barbiche, la moustache et la calvitie de Lénine, les yeux en fente étroite derrière ses lunettes à monture d'acier. Il prenait des mesures avec divers instruments traditionnels, concernant le cœur en particulier, et notait ses observations sur un bloc-notes. Je pensais pouvoir aussi bien ne l'avoir jamais rencontré: il aurait seulement ressemblé à la photographie d'un espion célèbre ou d'un criminel de guerre, parue à plusieurs reprises dans la récente presse française. En me quittant, il a dit d'un ton de compétence indiscutable qu'une analyse s'imposait, mais sans préciser l'analyse de quoi.

Et voilà que c'est à présent la figure de Io qui revient. Bien que ce flash final s'en soit détaché, il doit appartenir à la même scène lascive: le corps de la jeune femme est toujours gazé des mêmes voiles vaporeux et elle me chevauche encore de la même manière. Mais ses reins se sont cambrés, son buste est redressé, courbé même par instant à la renverse. Ses bras levés se tordent, comme si elle nageait désespérément pour échapper au flot des dentelles et mousselines qui la submergent. Sa bouche s'ouvre pour aspirer l'air qui se raréfie dans cet élément liquide. Sa chevelure vole tout autour de son visage comme les rayons d'un soleil noir. Un long cri rauque meurt progressivement dans sa gorge…

Et maintenant je suis à nouveau seul, mais j'ai quitté la chambre des enfants. J'erre dans les couloirs à la recherche des toilettes, où je me suis pourtant déjà rendu au moins deux fois. On dirait que les longs corridors presque dépourvus de lumières, les bifurcations subites, les coudes à angle droit, les impasses, sont devenus infiniment plus nombreux, plus complexes, plus déroutants. La crainte me vient que cela ne soit pas compatible avec les dimensions extérieures de la maison sur le canal. M'aurait-on transporté ailleurs à mon insu? Je ne suis plus en pyjama: j'ai passé à la hâte des sous-vêtements masculins qui se trouvaient dans la grosse armoire, puis une chemise blanche, un pull-over, et enfin le costume d'homme pendu sur son cintre. Il est en laine épaisse, confortable, fait à ma taille et comme coupé sur mesures. Rien de tout cela ne m'appartient, mais tout avait l'air mis là bien en vue à mon intention. J'ai pris aussi un mouchoir blanc, où la lettre W était brodée dans un angle, et des chaussures de sport pour homme qui semblaient m'attendre également.

Après maints détours, rebroussements et reprises, je crois avoir enfin retrouvé ce dont je garde un souvenir très précis: une pièce de bonnes dimensions transformée en salle de bains, avec un lavabo, des toilettes et une vaste baignoire en fonte émaillée, montée sur quatre pieds de lion. La porte, que je peux reconnaître malgré la lumière incertaine du couloir, particulièrement réduite à cet endroit, s'ouvre sans mal; mais une fois repoussée en grand, elle ne semble donner que sur un cagibi tout à fait noir. Je cherche à tâtons l'interrupteur, situé en principe contre la paroi intérieure, du côté gauche. Pourtant, je ne rencontre rien sous ma main qui ressemblerait à un bouton électrique en porcelaine accolé au chambranle. Comme je me suis avancé, perplexe, sur le seuil béant et que mes yeux, d'autre part, s'habituent à l'obscurité, je comprends qu'il ne s'agit en aucune façon d'un cabinet de toilette, grand ou petit, ni même d'une quelconque autre pièce: je me trouve en haut d'un étroit colimaçon aux degrés de pierre, qui évoque davantage l'escalier dérobé qu'un vulgaire accès de service. Une faible lueur provenant du bas éclaire vaguement – à des profondeurs dont je ne puis évaluer la distance les dernières marches visibles d'une descente raide et très sombre, un peu effrayante.