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Sans trop savoir dans quel but, je me risque, dominant mon appréhension, à emprunter cet escalier malcommode où bientôt je ne distingue même plus mes propres pieds. A défaut de rampe, je me guide en m'appuyant de la main gauche sur la muraille externe, froide et rugueuse, de l'hélice, c'est-à-dire du côté où les marches sont malgré tout moins étroites. Ma progression est rendue plus lente encore par le peur d'une chute, car il me faut explorer du bout de ma chaussure les degrés successifs pour m'assurer qu'il n'en manque pas un. A un moment, le noir est si total que j'ai l'impression d'être victime d'une complète cécité. Je continue néanmoins à descendre, mais le périlleux exercice dure beaucoup plus longtemps que je ne l'imaginais. Heureusement, la lueur pâle qui monte d'en bas prend enfin le relais de celle qui provenait, là-haut, du corridor. Cette nouvelle zone avarement éclairée se révèle hélas d'une courte étendue et, bientôt, je dois entreprendre un nouveau tour de vis sans voir où je pose le pied. Il m'est difficile de compter le nombre de spires que j'accomplis ainsi, mais je finis par me rendre à cette évidence: l'étrange puits de pierre qui perce du haut en bas le pavillon en briques ne mène pas au rez-de-chaussée, il ne donne accès qu'à quelque cave, sous-sol, ou crypte, un étage au-dessous, donc deux étages plus bas que la chambre d'où je suis parti.

Quand j'atteins enfin le fond de cette spirale qui me semblait interminable, jalonnée seulement par de rares veilleuses beaucoup trop espacées, j'ai devant moi l'entrée d'une galerie qui, elle, n'est plus éclairée du tout. Mais, sur la dernière marche correspondant au dernier lumignon, est posée une lampe torche portative du modèle militaire utilisé par les troupes d'occupation américaines; et elle fonctionne parfaitement. La portée de son étroit faisceau lumineux me permet d'apercevoir un long couloir souterrain, rectiligne, large d'un mètre cinquante tout au plus, qui comporte une voûte en pierre de taille dont la facture paraît assez ancienne. Le sol en est fortement incliné et disparaît bientôt sous une masse d'eau croupissante dont s'est emplie une section plus creuse, sur peut-être quinze ou vingt mètres. Un passage en planches, néanmoins, sur le côté droit, émerge suffisamment pour que l'on puisse franchir cette mare à pied sec…

Et là, entre le dernier caillebotis et le mur, baignant aux trois-quarts dans l'eau noirâtre, il y a le corps d'un homme, allongé à plat-ventre et les membres étalés, mort sans aucun doute. Je l'examine un instant, peu étonné en fin de compte par sa macabre présence, en promenant sur lui le rond lumineux projeté par ma torche. Ensuite le sol remonte et, marchant plus vite pour m'éloigner sans trop tarder du compromettant cadavre, j'arrive à un nouvel escalier en colimaçon, dépourvu celui-ci du moindre éclairage et dont les marches sont en tôle perforée. Je le gravis en faisant le moins de bruit possible. Il débouche dans une guérite métallique rouillée qui, je m'en aperçois tout de suite, fait partie du dispositif de relevage de l'ancien pont à bascule. J'éteins ma lampe, par prudence, et la dépose sur le plancher de fer nervuré en losanges, avant de sortir sur le quai à peine extrait des ténèbres par quelques lampadaires désuets, paraissant fonctionner au gaz, suffisants néanmoins pour autoriser une marche rapide sur les pavés disjoints et cahoteux.

Il fait nettement moins froid, cette nuit; je supporte sans peine la privation de ma pelisse ainsi que de tout manteau. Comme on pouvait s'y attendre après le parcours assez long dans le profond tunnel partiellement envahi par l'eau, je me trouve à présent sur l'autre rive du canal secondaire en cul-de-sac, face au pavillon cossu à multiples pièges, magasin de poupées, nid d'agents doubles, commerce de chair fraîche, prison, clinique, etc. Toutes les fenêtres de la façade en sont brillamment illuminées, comme si une grande fête y battait son plein, ce dont pourtant je n'ai perçu aucun signe en quittant les lieux. La croisée centrale au-dessus de la porte d'entrée – celle où j'ai aperçu Gigi pour la première fois – est grande ouverte. Les autres, qui s'ornent à l'intérieur de voilages blancs contre les vitres et dont les doubles rideaux ne sont pas fermés, laissent entrevoir les ombres fugaces des invités qui passent, des domestiques soutenant de larges plateaux, des couples qui dansent…

Plutôt que d'emprunter le pont pour rejoindre l'hôtel des Alliés, à l'autre extrémité du quai d'en face, je préfère poursuivre mon chemin sur ce côté-ci du canal mort, et passer ensuite au bout de l'impasse où gît le voilier fantôme… Presque aussitôt, j'entends derrière moi des pas d'homme sur le pavage inégal, à la fois pesants et souples, caractéristiques des bottillons portés par la Military Police. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir de quoi il s'agit, mais l'ordre bref en allemand retentit de ne pas aller plus loin: «Halt!» prononcé dirait-on par un véritable germanophone. Ayant donc exécuté sans hâte excessive un demi-tour sur place, je vois s'avancer vers moi le couple habituel de M.P. américains, portant ces deux grosses lettres blanches peintes sur le devant du casque et la mitraillette tenue à la hanche, négligemment braquée dans ma direction. En quelques amples enjambées assorties à leur taille, ils s'immobilisent à deux mètres de moi. Celui qui parle allemand me demande mes papiers, et si je suis en possession du laissez-passer nécessaire pour circuler après le couvre-feu. Sans rien répondre, je porte ma main droite à la poche intérieure gauche de ma veste, avec le naturel de celui qui serait sûr d'y trouver la chose en question. A ma grande surprise, je sens sous mes doigts un objet dur, si plat que je ne l'avais pas remarqué en enfilant mon costume d'emprunt, et qui se révèle être un Ausweis berlinois, rectangle rigide avec des coins arrondis.

Sans même y porter les yeux, je m'avance d'un pas pour le tendre au soldat qui l'inspecte dans l'intense clarté de sa lampe torche, identique à celle dont je viens moi-même de faire usage; puis il dirige vers mon visage le faisceau lumineux aveuglant, pour comparer ensuite mes traits à ceux de la photographie incorporée à la carte métallique. Je pourrai toujours lui raconter que cet Ausweis, qui n'est pas le mien comme j'en conviendrai aussitôt, a dû m'être rendu par erreur à la place du bon, sans que j'y prenne garde, lors d'un tout récent contrôle où il y avait beaucoup de monde; et je feindrai de découvrir cette substitution à l'instant même. Cependant, le policier me rend mon précieux document avec un sourire aimable, presque confus, et de brèves excuses pour sa méprise: «Verzeihung, Herr von Brücke!» Sur quoi, après un rapide salut militaire assez informe, très peu germanique, il tourne les talons ainsi que son camarade pour revenir vers le Landwehrkanal, où ils reprendront leur patrouille interrompue.

Mon étonnement est si fort, cette fois, que je ne résiste pas à l'envie de regarder à mon tour cette pièce d'identité providentielle. Sitôt que les deux M.P. sont hors de vue, je me hâte jusqu'au prochain réverbère. Dans le halo bleuâtre qu'il projette aux alentours immédiats de son pied en fonte où s'enroule du lierre stylisé, la photographie pourrait effectivement me représenter d'une façon acceptable. Le nom du véritable titulaire de la carte est: Walther von Brücke, domicilié au 2, Feldmesserstrasse, à Berlin-Kreuzberg… Flairant quelque nouveau traquenard tendu par la belle Io et ses acolytes, j’ai retrouvé mon hôtel dans le plus grand trouble. Je ne me souviens plus qui m'en a ouvert la porte. Je me sentais si mal, tout à coup, que je me suis déshabillé, lavé sommairement, mis au lit dans une sorte de brouillard onirique, et j'ai coulé à pic dans un profond sommeil.

Sans doute peu de temps plus tard, réveillé par un besoin naturel, je suis allé dans la salle de bains, qui m'a rappelé celle que j'avais cherchée en vain pendant mes aventures nocturnes dont j'ai alors revu plusieurs passages en raccourci, persuadé d'abord que je venais de faire un cauchemar, supposition d'autant plus vraisemblable que j'y reconnaissais les thèmes habituels de mes rêves récurrents depuis l'enfance: les toilettes introuvables lors d'un parcours déroutant et compliqué, l'escalier en colimaçon où il manque des marches à la descente, le souterrain envahi par la mer, le fleuve, les égouts…, enfin le contrôle d'identité où l'on me prend pour un autre… [13] Mais en regagnant ma couche et sa couette bouleversée, j'ai vu au passage les preuves matérielles d'une réalité tout à fait tangible de ces réminiscences: le costume en grosse laine accroché au dossier de ma chaise, la chemise blanche (brodée comme le mouchoir d'un W gothique), des chaussettes rouge vif avec des rayures noires du plus mauvais goût, les grosses chaussures de marche… Dans une poche intérieure de la veste, j'ai constaté aussi la présence de l'Ausweis allemand… J'étais si fatigué que je me suis rendormi aussitôt, sans attendre le réconfort d'un baiser maternel…

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[13] Note 12 – Notre psychanalyste amateur «oublie» bien entendu ici les trois thèmes essentiels, organisant la série d'épisodes qu'il vient pourtant de relater en détaiclass="underline" l'inceste, la gémellité, l'aveuglement.