Pierre n'est pas à proprement parler un ami, mais un cordial collègue du Service, un peu plus âgé que moi, dont les interventions ont à plusieurs reprises recoupé les miennes. Il ne m'a jamais inspiré une confiance aveugle, ni non plus une méfiance de principe. Il parle peu et j'ai pu apprécier, en toutes circonstances, son efficacité. Lui aussi, je pense, a dû reconnaître la mienne, car c'est à sa demande expresse que je me suis rendu à Berlin, en renfort, pour cette enquête peu orthodoxe. Sans m'avoir serré la main, ce qui ne se fait pas chez nous, il m'a seulement demandé: «Bon voyage? Pas de problème notable?»
J'ai revu, à cet instant, tandis que le convoi quittait Bitterfeld avec sa lenteur coutumière, le soupçonneux Feldgendarme debout sur le quai près du poste de garde. il avait décroché le combiné téléphonique et il tenait, de l'autre main, son petit carnet ouvert, qu'il consultait tout en parlant. «Non, ai-je répondu, tout s'est bien passé. Juste un peu de retard.
– Merci pour l'information. Mais je m'en étais rendu compte.»
L'ironie de sa remarque n'a été soulignée par aucun sourire, ni la moindre détente du visage. J'ai donc abandonné ce sujet de conversation. «Et ici?
– Ici, tout va bien. Sauf que j'ai failli te manquer. Le premier voyageur qui a monté l'escalier de sortie, après l'arrivée du train, te ressemblait comme un sosie. Pour un peu, je l'aurais accosté. Lui ne paraissait pas me connaître. Je m'apprêtais à lui emboîter le pas, supposant que tu préférais me rencontrer comme par hasard, à l'extérieur de la gare, mais je me suis souvenu à temps de ta belle moustache toute neuve. Oui: Fabien m'avait prévenu.»
Près du téléphone censément public, gardé néanmoins par un policier russe, se tenaient trois messieurs en larges manteaux verts traditionnels et feutres mous. Ils n'avaient aucun bagage. Ils semblaient attendre quelque chose et ne parlaient pas entre eux. Par instant, l'un ou l'autre se tournait vers nous. Je suis sûr qu'ils nous surveillaient. J'ai demandé: «Un sosie, dis-tu… sans postiche… Tu penses qu'il pourrait avoir un rapport avec notre affaire?
– On ne sait jamais. Il faut penser à tout», a répondu Pierre Garin d'une voix neutre, insouciante aussi bien que scrupuleuse à l'excès. Peut-être s'étonnait-il, sans le montrer, d'une supposition qu'il estimait saugrenue. Je devais, à l'avenir, mieux contrôler mes paroles.
Dans son inconfortable voiture de fortune, au camouflage militaire crasseux, nous avons roulé en silence. Mon compagnon signalait cependant en quelques mots, de temps à autre, au milieu des décombres, ce qu'il y avait là autrefois, à l'époque du Troisième Reich. C'était comme la visite guidée d'une antique cité disparue, Héropolis, Thèbes, ou Corinthe. Après de nombreux détours, occasionnés par des artères non encore déblayées, ou interdites, et plusieurs chantiers de reconstruction, nous avons atteint l'ancien centre-ville, où presque tous les bâtiments étaient détruits plus qu'à moitié, mais paraissaient resurgir à notre passage dans tout leur éclat, pour quelques secondes, sous les descriptions fantômes du cicérone Pierre Garin, qui ne nécessitaient pas mon intervention.
Passé la mythique Alexanderplatz, dont l'existence même n'était plus guère identifiable, nous avons traversé les deux bras successifs de la Spree et rejoint ce qui fut Unter den Linden, entre l'Université Humboldt et l'Opéra. La restauration de ce quartier monumental, trop chargé d'histoire récente, ne constituait pas, de toute évidence, une priorité pour le nouveau régime. Nous avons tourné à gauche, peu avant les vestiges chancelants, difficilement reconnaissables, de la Friedrichstrasse , opéré encore diverses circonvolutions dans ce labyrinthe de ruines où mon chauffeur semblait se sentir parfaitement chez soi, pour déboucher enfin sur la place des Gens d'Armes (les compagnies montées de Frédéric II avaient là leurs écuries), que Kierkegaard jugeait la plus belle place de Berlin, dans le crépuscule hivernal, sous un ciel maintenant devenu limpide où les premières étoiles commencent à s'allumer.
Juste à l'angle de la Jägerstrasse , c'est-à-dire au numéro 57 de cette rue naguère bourgeoise, une maison est encore debout, plus ou moins habitable et sans doute partiellement habitée. C'est ici que nous nous rendions. Pierre Garin me fait les honneurs du lieu. On monte au premier étage. Il n'y a pas d'électricité, mais sur chaque palier brûle une archaïque lampe à pétrole qui projette alentour une vague clarté rousse. Dehors, il va bientôt faire tout à fait nuit. On ouvre une petite porte, dont le panneau central est marqué, à hauteur du regard, par deux initiales en laiton (J.K.), et l'on se trouve dans l'entrée. A gauche, une porte vitrée conduit vers un cabinet. On avance tout droit; on est dans une antichambre sur laquelle donnent deux chambres absolument identiques, meublées sommairement mais de manière absolument identique, comme lorsqu'on aperçoit une pièce redoublée dans un grand miroir.
La chambre du fond est éclairée par un chandelier de faux bronze, avec trois bougies allumées, placé sur une table rectangulaire en bois brunâtre, devant quoi paraît attendre, légèrement de biais, un fauteuil genre Louis XV en mauvais état, garni de velours rouge râpé, rendu par endroit luisant de salissure, et ailleurs gris de poussière. Face aux vieux rideaux déchirés qui masquent de leur mieux la fenêtre, il y a aussi une vaste armoire aux lignes rigides, sans aucun style, sorte de caisson fait du même sapin teinté que la table. Sur celle-ci, entre le chandelier et le fauteuil, une feuille de papier blanc semble se mouvoir imperceptiblement sous la flamme vacillante des bougies. Pour la seconde fois de la journée, je ressens l'impression violente d'un souvenir d'enfance égaré. Mais, insaisissable et changeant, celui-ci disparaît aussitôt.
La chambre du devant n'est pas éclairée. Il n'y a même pas de bougie dans le chandelier en alliage de plomb. La fenêtre est béante, embrasure sans vitrage ni châssis, par où pénètrent le froid extérieur ainsi que la pâle clarté lunaire qui se mêle à la lueur plus chaude, bien que très atténuée par la distance, provenant de la chambre du fond. Ici, les deux battants de l'armoire bâillent largement, laissant deviner des étagères vides. Le siège du fauteuil est crevé, une touffe de crins noirs s'en échappe par une déchirure triangulaire. On se dirige irrésistiblement vers le rectangle bleuâtre de la croisée absente.
Pierre Garin, toujours à l'aise, désigne de sa main tendue les remarquables édifices qui entourent la place, ou du moins qui l'entouraient au temps du roi Frédéric, dit le Grand, et jusqu'à l'apocalypse de la dernière guerre mondiale: le Théâtre Royal au centre, l'Eglise des Français à droite et la Nouvelle Eglise à gauche, étrangement semblables l'une à l'autre en dépit de l'antagonisme des confessions, avec la même flèche statuaire terminant un clocher en rotonde qui domine les mêmes quadruples portiques à colonnes néo-grecques. Tout cela s'est écroulé, réduit désormais à d'énormes entassements de blocs sculptés où l'on distingue encore, sous la lumière irréelle d'une glaciale pleine lune, les acanthes d'un chapiteau, le drapé d'une statue colossale, la forme ovale d'un œil-de-bœuf.
Au milieu de la place, se dresse le socle massif, à peine écorné par les bombes, de quelque allégorie en airain aujourd'hui disparue, symbolisant la puissance et la gloire des princes par l'évocation d'un terrible épisode légendaire, ou bien représentant tout autre chose, car rien n'est plus énigmatique qu'une allégorie. Franz Kafka l'a bien sûr longuement contemplée, il y a juste un quart de siècle [1], lorsqu'il vivait dans son voisinage immédiat, en compagnie de Dora Dymant, le dernier hiver de sa brève existence. Guillaume de Humboldt, Henri Heine, Voltaire, ont aussi habité sur cette place des Gens d'Armes.
«Voici donc, dit Pierre Garin. Notre client, appelons-le X, devrait venir là, devant nous, à minuit juste. Il aurait rendez-vous au pied de la statue manquante, qui célébrait la victoire du roi de Prusse sur les Saxons, avec celui que nous croyons être son assassin. Ton rôle se bornera, pour le moment, à tout observer et noter avec ta précision coutumière. Il y a une paire de jumelles nocturnes dans le tiroir de la table, celle de l'autre pièce. Mais son système n'est pas très au point. Et avec ce clair de lune inespéré, on voit presque comme en plein jour.
– Cette victime éventuelle, que tu nommes X, on connaît évidemment son identité?
– Non. A peine quelques suppositions, d'ailleurs contradictoires.
– Que suppose-t-on?
– Ça serait trop long à expliquer et ne te servirait à rien. En un sens, cela pourrait même déformer ton examen objectif des personnages et des faits, qui doit demeurer le plus impartial possible. A présent, je me sauve. Je suis déjà en retard, à cause de ton train pourri. Je te laisse la clef de la petite porte «J.K.», la seule qui permette d'entrer dans l'appartement.
– Qui est cette, ou ce J.K.?
– Je n'en sais rien. Sans doute l'ancien propriétaire, ou locataire, anéanti d'une façon ou d'une autre dans le cataclysme final. Tu peux imaginer ce que tu voudras: Johann Kepler, Joseph Kessel, John Keats, Joris Karl, Jacob Kaplan… La maison est abandonnée, il n'y reste que des squatters et des fantômes.»
Je n'ai pas insisté. Pierre Garin avait l'air pressé de partir, tout à coup. Je l'ai accompagné jusqu'à la porte, que j'ai refermée à clef derrière lui. Je suis revenu dans la chambre du fond et je me suis assis sur le fauteuil. Dans le tiroir de la table, il y avait en effet des jumelles soviétiques pour vision de nuit, mais aussi un pistolet automatique 7.65 [2], un stylo à bille et une boîte d'allumettes. J'ai pris le stylo, refermé le tiroir, rapproché mon fauteuil de la table. Sur la feuille blanche, d'une petite écriture fine et sans rature, j'ai commencé sans hésitation mon récit:
[1] Le narrateur, lui-même sujet à caution, qui se présente sous le nom fictif d'Henri Robin commet ici une légère erreur. Après avoir passé l'été sur une plage de la Baltique, Franz Kafka s'est installé à Berlin pour un ultime séjour, avec Dora cette fois-ci, en septembre 1923, et il est retourné à Prague en avril 1924, déjà presque mourant. Le récit de H.R. se situe au début de l'hiver «quatre ans après l'armistice», donc vers la fin de 1949. Il y a ainsi 26 ans, et non 25, entre sa présence en ces lieux et celle de Kafka. L'erreur ne peut concerner le chiffrage de «quatre ans»: trois ans après l'armistice (ce qui ferait bien un quart de siècle), c'est-à-dire à la fin de 1948, serait en effet impossible, car cela placerait le voyage de H.R. en plein blocus de Berlin par l'Union Soviétique (de juin 48 à mai 49).