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Le double fond truqué n'a visiblement pas été ouvert, les fragiles repères en sont intacts et, à l'intérieur de la cache, ses deux autres passeports attendent toujours. Il les feuillette sans projet défini. L'un est au nom de Franck Matthieu, l'autre de Boris Wallon. Ils comportent tous les deux des photos d'identité sans moustache, ni fausse ni vraie. Peut-être l'image du soi-disant Wallon correspond-elle davantage à ce qui est apparu dans la glace, après la suppression du postiche. Ascher range donc ce nouveau document, dont tous les visas nécessaires sont les mêmes, dans la poche intérieure de sa veste, d'où il retire le passeport Henri Robin, qu'il insère sous le double fond de la sacoche à côté de Franck Matthieu. Puis il remet toutes ses affaires à leur place exacte, en y joignant à tout hasard le message de Pierre Garin demeuré sur la table. «Ce qui est fait est fait… Il vaut mieux que tu disparaisses…»

Ascher profite aussi de l'occasion pour prendre son peigne dans la trousse de toilette et, sans même retourner jusqu'au miroir, démêler sommairement sa coiffure, évitant toutefois de lui donner un lissé trop sage, qui ne ressemblerait guère à la photographie de Boris Wallon. Après avoir jeté un coup d' œil circulaire, comme s'il craignait d'oublier quelque chose, il sort de l'appartement, dont il ajuste la petite porte exactement dans la position où Pierre Garin l'avait laissée, avec son battant disjoint de quelque cinq millimètres.

A ce moment, il entend du bruit dans le logis d'en face et il pense demander à la vieille femme s'il y a l'eau courante dans la maison. Pourquoi en aurait-il peur? Mais, comme il s'apprête à frapper au panneau de bois, une tempête d'imprécations se déchaîne soudain à l'intérieur, dans un allemand guttural très peu berlinois, où il identifie cependant le mot «Mörder» qui revient à plusieurs reprises, hurlé de plus en plus fort. Ascher saisit sa lourde sacoche par la poignée de cuir et se met précipitamment, bien qu'avec prudence, à descendre une à une les marches de l'escalier sans lumière, en se tenant à la rampe comme il a fait cette nuit.

Peut-être à cause du poids de son bagage, dont il a maintenant passé la courroie sur son épaule gauche, la rue Frédéric lui paraît plus longue qu'il ne l'aurait cru. Et, bien entendu, émergeant au milieu des ruines, les rares bâtiments restés debout, troués néanmoins et rhabillés de multiples réparations provisoires, ne comportent aucun café ni auberge où il aurait pu prendre quelque réconfort, ne serait-ce qu'un verre d'eau. On n'aperçoit pas d'ailleurs le moindre magasin de quoi que ce soit, sinon un volet de tôle, çà et là, qui ne doit pas avoir été relevé depuis plusieurs années. Et personne n'apparaît, sur toute la longueur de la rue, non plus que dans les artères latérales qu'elle coupe à angle droit, pareillement détruites et désertes. Pourtant, les quelques fragments d'immeubles rafistolés qui subsistent sont habités sans aucun doute, puisqu'on y distingue des gens immobiles qui observent du haut de leurs fenêtres, derrière les vitrages sales plus ou moins remis en état, cet étrange voyageur solitaire dont la mince silhouette s'avance au milieu de la chaussée sans voitures, entre les pans de murs et les amoncellements de gravats, une sacoche en cuir noir verni, anormalement épaisse et rigide, accrochée à l'épaule et battant sur la hanche, obligeant l'homme à courber le dos sous sa charge incongrue.

Ascher arrive enfin au poste de garde, dix mètres avant la chicane en barbelés rébarbatifs qui marque la frontière. Il exhibe le passeport au nom de Boris Wallon, dont le factionnaire allemand sorti à son approche contrôle soigneusement la photographie, puis le visa de la République Démocratique, et enfin celui de la République Fédérale. L'homme en uniforme, fort semblable à un occupant de la dernière guerre, observe sur un ton inquisiteur que les cachets sont bien en règle, mais qu'il y manque un détail essentieclass="underline" le tampon d'entrée sur le territoire de la RDA. Le voyageur regarde à son tour la page incriminée, fait semblant de chercher ce tampon qui n'a pourtant aucune chance d'y surgir par miracle, précise être arrivé en empruntant le couloir routier réglementaire Bad Ersfeld-Eisenach (affirmation partiellement exacte), et finit par hasarder qu'un militaire thuringien, pressé ou incompétent, a sans doute omis de l'apposer au passage, qu'il aurait oublié, ou bien qu'il n'avait plus d'encre… Ascher parle avec faconde dans une langue approximative, dont il n'est pas certain que l'autre suive les méandres, ce qui lui semble sans importance. Le principal n'est-il pas d'avoir l'air à l'aise, détendu, insouciant?

«Kein Eintritt, kein Austritt!» tranche laconiquement le factionnaire, logique et buté. Boris Wallon fouille alors ses poches intérieures, comme s'il y cherchait un autre document. Le soldat s'approche, marquant une sorte d'intérêt dont Wallon se risque à interpréter le sens. C'est donc son portefeuille qu'il extrait de sa veste et ouvre. L'autre voit tout de suite que les billets de banque sont des marks de l'Ouest. Un rusé sourire gourmand éclaire ses traits jusque-là peu amènes. «Zwei hundert», annonce-t-il avec simplicité. Deux cents deutsche Mark, c'est un peu cher, pour quelques chiffres et lettres plus ou moins illisibles, qui se trouvent en outre sur les papiers au nom d'Henri Robin, bien rangés dans le double fond de la sacoche. Mais il n'y a plus à présent d'autre solution. Le voyageur fautif redonne donc son passeport au zélé contrôleur, après y avoir glissé ostensiblement les deux grosses coupures exigées. Le soldat disparaît aussitôt dans le bureau de police rudimentaire, boîte préfabriquée assise de guingois parmi les décombres.

Il n'en ressort qu'au bout d'un temps assez long et tend son Reisepass au voyageur anxieux, qu'il gratifie d'un salut vaguement socialiste, mais encore un peu national, tout en précisant: «Alles in Ordnung ». Wallon jette un coup d'œil à la page du visa litigieux et constate qu'y figurent maintenant un tampon d'entrée et un autre de sortie, datés du même jour, de la même heure à deux minutes près, et du même point de passage. Il salue à son tour d'une main à demi tendue, avec un «Danke!» bien appuyé, s'appliquant à conserver tout son sérieux.

De l'autre côté des barbelés, il n'y a aucun problème. Le soldat de garde est un G.I. jeune et jovial, avec des cheveux en brosse et des lunettes d'intellectuel, qui parle français presque sans accent; après un rapide examen du passeport, il demande seulement au voyageur si celui-ci est parent d'Henri Wallon, l'historien, le «Père de la Constitution». «C'était mon grand-père», répond Ascher tranquillement, avec un souvenir ému perceptible dans la voix. Il se trouve ainsi en zone américaine, contrairement à ce qu'il avait imaginé, ayant sans doute confondu les deux aéroports de la ville, Tegel et Tempelhof. En fait, le secteur berlinois d'occupation français doit se situer nettement plus au nord.

La rue Frédéric continue ensuite, toute droite, dans la même direction, jusqu'à la Mehringplatz et le Landwehrkanal, mais c'est immédiatement comme un autre monde. Certes, il y a toujours des ruines, un peu partout, mais leur densité est cependant moins accablante. Ce quartier, d'une part, a dû être moins systématiquement bombardé que le centre-ville, comme aussi moins ardemment défendu pierre à pierre que les hauts lieux du régime. D'autre part, le déblayage des restes du cataclysme est ici presque terminé, beaucoup de réparations ont déjà été menées à bien et la reconstruction des îlots rasés semble en bonne voie. Le pseudo-Wallon, lui aussi, se sent soudain différent, léger, disponible, comme en vacances. Autour de lui, sur les trottoirs lavés, il y a des gens qui s'affairent à de paisibles besognes ou bien se hâtent vers un objectif précis, raisonnable et quotidien. Quelques automobiles roulent calmement, en tenant leur droite, sur la chaussée nette de tout débris, souvent des voitures militaires, il faut l'avouer.

Débouchant sur la vaste place circulaire qui porte le nom, inattendu dans cette zone, de Franz Mehring, fondateur avec Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg du mouvement spartakiste, Boris Wallon aperçoit aussitôt une sorte de grande brasserie populaire, où il peut enfin boire une tasse de café, allongé outre mesure, à l'américaine, et demander son chemin. L'adresse qu'il recherche ne présente aucune difficulté: il doit longer le Landwehrkanal vers la gauche en direction de Kreuzberg, que la voie navigable traverse de part en part. La rue Feldmesser, qui prend à angle droit, de nouveau sur la gauche, correspond à un diverticule sans issue de ce même canal, dit de la Défense, dont il est séparé par un court pont métallique, autrefois basculant mais depuis longtemps hors d'usage. La rue est en fait constituée par les deux quais assez étroits, accessibles néanmoins aux voitures, qui bordent de part et d'autre le bras d'eau dormante, auquel des carcasses de vieilles péniches en bois, abandonnées, confèrent un charme triste, nostalgique. Le pavage inégal des berges, dépourvues de trottoir, accentue encore cette sensation d'un monde disparu.

Les maisons, alignées de chaque côté, sont basses et vaguement banlieusardes, avec quelquefois un étage, rarement deux. Elles datent, selon toute vraisemblance, de la fin du siècle dernier ou du début de celui-ci et ont été presque totalement épargnées par la guerre. Juste à l'angle du canal de la Défense et de son embranchement inutilisable, se dresse un petit hôtel particulier sans style notable, mais qui donne une impression d'aisance et même d'un certain luxe vieillot. Une solide grille en ferronnerie doublée à l'intérieur par une épaisse haie de fusains, taillée à hauteur d'homme, empêche de voir le rez-de-chaussée comme aussi la bande exiguë de jardin qui entoure tout le bâtiment. On aperçoit seulement le premier étage avec ses ornements de stuc encadrant les fenêtres, la corniche à prétentions corinthiennes couronnant la façade et le toit d'ardoise à quatre pentes dont l'arête supérieure est soulignée par un faîtage en dentelle de zinc, reliant deux épis chantournés.