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A l'inverse de ce que l'on pourrait attendre, la grille ne possède pas d'ouverture donnant vers le Landwehrkanal, mais uniquement vers la tranquille Feldmesserstrasse, dont ce coquet édifice occupe le numéro 2, bien visible sur une plaque d'émail bleu à peine écaillée dans un des angles, au-dessus d'un portail assez pompeux assorti à la clôture. Un panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900, affiche une raison sociale laissant supposer qu'un discret magasin est à présent installé dans cette demeure bourgeoise: «Die Sirenen der Ostsee» (c'est-à-dire: Les sirènes de la Baltique) calligraphié en caractères gothiques d'imprimerie, avec au-dessous, en lettres latines nettement plus modestes, cette précision: «Puppen und Gliedermädchen, Ankauf und Verkauf» (poupées et mannequins articulés, achat et vente). Wallon se demande avec perplexité quel rapport il peut y avoir entre ce commerce aux connotations éventuellement suspectes, à cause du mot allemand Mädchen, et le raide officier prussien, dont c'est ici le domicile officiel, qui a peut-être été assassiné cette nuit dans le secteur soviétique… ou peut-être pas.

Comme le voyageur ne se sent guère présentable en ce moment, après l'épuisante journée d'hier, le sommeil comateux et un trop long jeûne, il poursuit sa marche sur les incommodes pavés disjoints, où des trous plus marqués entre les innombrables saillies et bosses ont retenu de petites flaques d'eau rougeâtre, résidus provisoires d'une pluie récente, colorée – dirait-on – par la rouille d'un souvenir dégradé, perdu, mais tenace. Celui-ci en effet reparaît brutalement cent mètres plus loin, alors que le bras mort du canal se termine en cul-de-sac. Un pâle rayon de soleil illumine soudain, sur la rive opposée, les maisons basses qui mirent leurs façades vétustes dans l'eau verte, immobile; contre le quai repose un voilier ancien, chaviré, dont la coque pourrissante laisse voir en maints endroits son squelette de membrures, varangues et allonges. La lumineuse évidence du déjà-vu se prolonge ensuite, bien que la confuse clarté hivernale ait vite retrouvé ses teintes grises.

Contrairement à certaines péniches très basses, rencontrées auparavant, qui pouvaient à la rigueur être passées avant leur déchéance sous le pont métallique, sans avoir besoin d'en faire relever le tablier, ce bateau de pêche égaré au grand mât toujours debout (quoique s'inclinant aujourd'hui à presque quarante-cinq degrés) n'a pu venir s'amarrer ici qu'à l'époque où le système d'ouverture fonctionnait encore, à l'entrée du canal adjacent. Wallon croit se rappeler que le navire en ruine, revenu inopinément du fond de sa mémoire, était déjà dans cet état d'épave pittoresque lorsqu'il l'a vu pour la première fois, à la même place exactement au sein du même décor fantôme; ce qui paraît étrange, évidemment, s'il s'agit là d'un souvenir d'enfance comme il en a désormais la conscience aiguë: le petit Henri, ainsi qu'on l'appelait alors en hommage à son illustre parrain, avait peut-être cinq ou six ans et tenait la main de sa mère, qui était à la recherche d'une parente, proche sans aucun doute mais perdue de vue à la suite d'une brouille familiale. Rien n'aurait donc changé en quarante ans? Passe encore pour le pavage cahoteux, l'eau glauque, le crépi des maisons, mais pour le bois pourri d'une barque de pêche cela ne serait guère imaginable. Comme si le temps s'était acquitté une fois pour toutes de son action corrosive et avait ensuite cessé d'agir par on ne sait quel prodige.

Le tronçon de quai perpendiculaire à l'axe du canal, qui ferme celui-ci et permet aux voitures comme aux piétons de passer d'une rive à l'autre, longe une grille de fer en mauvais état, derrière laquelle on n'aperçoit que des arbres, de grands tilleuls qui, à l'instar des constructions avoisinantes, ont survécu aux bombardements sans mutilations ni blessures visibles, eux aussi toujours identiques – s'imagine le voyageur – à ce qu'ils étaient il y a si longtemps. La rue Feldmesseur se termine donc là, en impasse. Ce détail a d'ailleurs été signalé par une très aimable serveuse de la brasserie Spartakus (le glorieux révolté thrace ayant aujourd'hui laissé son nom à une marque de bière berlinoise). Au-delà de ces vieux arbres – a-t-elle précisé – à l'ombre desquels croissent des herbes sauvages et des ronces, commence la zone d'occupation russe, marquant la limite nord de Kreuzberg.

Cependant le voyageur est tiré de ses visions récurrentes, d'un passé enfoui qui resurgit en lambeaux, par une série d'événements sonores fort peu citadins: le chant d'un coq, qui se répète à trois reprises, clair et mélodieux en dépit de son éloignement, non plus dans le temps, mais cette fois dans l'espace. La qualité acoustique du cri, que ne vient troubler aucun bruit parasite, permet alors de mesurer celle du silence inhabituel au milieu duquel il s'élève et se propage en longues résonances. Wallon s'en rend compte à présent: depuis qu'il est entré dans cette rue provinciale, à l'écart de tout trafic, il n'a plus rencontré âme qui vive ni entendu quoi que ce soit, sauf par instant le crissement de sa propre chaussure contre une aspérité du sol. L'endroit serait idéal pour le repos dont il a tant besoin. S'étant retourné, il découvre presque sans surprise qu'un hôtel garni de catégorie acceptable, auquel il n'avait pas prêté attention en arrivant, constitue le dernier immeuble du côté pair, qui porte le numéro 10. L 'auberge date à n'en pas douter de la même époque que le reste de la rue. Mais un large panonceau rectangulaire en tôle laquée, neuve et brillante, d'une couleur ocre rouge avec des lettres vieil or, exhibe une enseigne évidemment actuelle et de circonstance: «Die Verbündeten » (les Alliés). Le rez-de-chaussée comporte même en devanture une sorte de bistrot, dont le nom français, «Café des Alliés», incite d'autant plus Wallon à pousser la porte de ce havre providentiel.

L'intérieur est très sombre, encore plus silencieux, si cela est possible, que le quai désert qu'il vient de quitter. Le voyageur met un certain temps à identifier, dans les profondeurs de l'antre, un personnage supposé vivant: un grand et gros homme à la mine rébarbative qui paraît attendre, immobile comme une araignée au centre de sa toile, debout derrière un comptoir en bois sculpté à l'ancienne mode, auquel il s'appuie des deux mains, légèrement penché en avant. Le factotum, qui doit faire à la fois fonction de barman et de réceptionniste, ne prononce pas un mot d'accueil; mais un écriteau, placé en évidence devant lui, précise: «On parle français.» Faisant un effort, qui lui semble démesuré, le voyageur commence donc d'une voix incertaine:

«Bonjour, Monsieur, est-ce que vous avez des chambres libres?»

L'homme considère l'intrus sans bouger, un long moment, avant de répondre en français, mais avec un fort accent bavarois et sur un ton presque menaçant:

«Combien?

– Vous voulez dire: combien d'argent?

– Non. Combien de chambres!

– Eh bien, une, évidemment.

– Ça n'est pas évident: vous avez demandé des chambres.»

Peut-être à cause du total épuisement qui tout à coup l'accable, le voyageur a l'impression bizarre de reproduire comme en écho un dialogue écrit d'avance et déjà prononcé auparavant (mais où? et quand? et par qui?), comme s'il était sur la scène d'un théâtre, en train de jouer une pièce rédigée par quelqu'un d'autre. Augurant mal, en outre, de la suite d'une négociation engagée avec tellement d'aigreur, il est déjà prêt à battre en retraite, quand un deuxième homme, aussi massif et corpulent que le premier, fait son apparition, issu de l'ombre encore plus dense d'un bureau adjacent. Tandis que le nouveau venu approche de son confrère, sa figure, également ronde et chauve, s'éclaire progressivement d'un sourire jovial en apercevant ce client potentiel en difficulté. Et il s'exclame, dans un français nettement moins germanique:

«Bonjour, Monsieur Wall! Vous voilà donc de retour chez nous?»

Dressés maintenant l'un à côté de l'autre derrière le comptoir, dominant Wallon (qui perd de plus en plus contenance) de leur haute stature, accrue d'une marche au moins, ils ont l'air de deux jumeaux tant leurs traits sont identiques, malgré l'expression si différente des visages. Aussi troublé par ce dédoublement du réceptionniste que par l'inexplicable connaissance de sa propre personne dont témoignent les paroles d'une plus avenante moitié de son interlocuteur, le voyageur suppose d'abord, dans un réflexe tout à fait absurde, qu'il a dû venir autrefois dans ce café avec sa mère et que l'autre s'en souvient… Il balbutie une phrase incompréhensible. Mais le cordial hôtelier reprend aussitôt:

«Excusez mon frère, Monsieur Wall. Franz était absent depuis le début de la semaine, et votre séjour a été si bref. Mais la chambre avec baignoire est restée libre… Vous n'avez pas besoin de remplir une nouvelle fiche, puisqu'en définitive il n'y aura pas eu interruption.»