Comme le voyageur se tait, abasourdi, sans même penser à saisir la clef qu'on lui tend, l'hôtelier, cessant de sourire, s'inquiète de le voir dans cet état; il dit, du ton de reproche que prendrait un médecin de famille:
«Vous avez l'air à bout de force, mon pauvre Monsieur Walclass="underline" rentré trop tard cette nuit et reparti de trop bon matin, sans prendre le petit déjeuner… Mais nous allons arranger ça: le dîner est prêt. Franz va monter votre bagage. Et Maria vous sert tout de suite.»
Boris Wallon, dit Wall, s'est laissé faire sans plus penser à rien [5]. Maria, par chance, ne parlait ni ne comprenait le français. Et lui-même, déjà un peu perdu dans sa langue natale, avait cessé désormais d'entendre l'allemand. La jeune fille ayant posé une question relative au menu qui nécessitait quelque réponse, il a fallu appeler «Herr Josef» à la rescousse. Celui-ci, toujours plein de prévenance, a réglé le problème aussitôt, sans d'ailleurs que Wallon en mesure exactement la portée. Il ne savait même pas, tandis qu'il mangeait avec une indifférence somnambulique, ce qui se trouvait dans son assiette. L'hôtelier, dont l'amabilité tournait à la vigilance policière [6], est resté un moment debout contre la table de son unique client, qu'il couvait de ses regards protecteurs et indiscrets. Avant de s'en aller, il lui a glissé, comme en confidence, dans un rictus d'amicale complicité, excessif et dépourvu de tout natureclass="underline" «Vous avez bien fait, Monsieur Wall, d'enlever votre moustache. Elle ne vous allait pas… En outre, on voyait trop qu'elle était fausse.» Le voyageur n'a rien répondu.
Son repas expédié, le voyageur est monté à la chambre numéro 3 et a pris un bain rapide, après avoir extrait de sa lourde sacoche ce dont il avait besoin pour la nuit. Mais, dans sa hâte maladroite, il a en même temps retiré du sac un petit objet enveloppé de papier rose chair, dont ce ne devait pas être la place normale et qui est tombé sur le parquet en produisant un bruit net et plein, attestant une relative lourdeur. Wall l'a ramassé en se demandant ce que cela pouvait être, et il a défait le paquet pour identifier son contenu: c'était une minuscule fillette en porcelaine articulée, haute d'à peine dix centimètres, entièrement nue, semblable en tout point à celles qui servaient à ses jeux d'enfant. Bien entendu, il n'emportait aujourd'hui rien de tel dans ses voyages. Pourtant, ce soir, il ne s'étonnait plus de rien. Sur la face interne, blanche, du papier d'emballage était imprimé le nom et l'adresse d'un magasin de poupées tout proche: «Die Sirenen der Ostsee, Feldmesserstrasse 2, Berlin-Kreuzberg».
Une fois sorti de son immersion bienfaisante, le voyageur s'est assis en pyjama sur le bord du lit. Il avait le corps un peu détendu, mais sa tête était totalement vide. C'est à peine s'il savait encore où il se trouvait. Dans le tiroir de la table de nuit il y avait: outre une traditionnelle bible, un grand plan de Berlin usagé, remis avec soin dans ses plis d'origine. Wall s'est alors souvenu d'avoir en vain cherché le sien quand il s'était astreint, avant de quitter la maison en ruine donnant sur la place des Gens d'Armes, à vérifier pièce à pièce la bonne ordonnance de ses affaires dans le sac. Sans s'appesantir davantage sur l'heureuse coïncidence que représentait sa dernière trouvaille, il s'est glissé sous la couette enveloppée dans son drap en forme de housse et il s'est endormi instantanément.
Au cours de son sommeil (et donc dans une temporalité différente), l'un de ses cauchemars les plus fréquents s'est déroulé une fois encore, de façon correcte, sans le réveiller: le petit Henri devait être âgé, tout au plus, d'une dizaine d'années. Il lui a fallu demander au répétiteur l'autorisation de quitter la salle d'étude pour assouvir un menu besoin urgent. Il erre maintenant à travers les cours de récréation abandonnées, il longe des préaux à arcades et d'interminables couloirs déserts, il monte des escaliers, débouche sur d'autres couloirs, ouvre inutilement de multiples portes. Personne, nulle part, n'est là pour le renseigner, et il ne retrouve aucun des endroits propices disséminés dans la gigantesque école (est-ce le lycée Buffon?). Il pénètre à la fin, par hasard, dans sa propre salle de classe et il constate aussitôt que sa place habituelle, d'ailleurs prescrite et qu'il vient de quitter quelques instants plus tôt (de longs instants?), est à présent occupée par un autre garçon du même âge, un nouveau sans doute car il ne le reconnaît pas. Mais, en l'observant avec plus d'attention, le jeune Henri s'aperçoit que l'autre lui ressemble beaucoup, sans que cela l'étonne outre mesure. Les visages de ses camarades se tournent l'un après l'autre vers la porte, pour considérer avec une évidente désapprobation l'intrus qui est demeuré sur le seuil, ne sachant plus où aller: il n'y a pas un banc de libre dans toute l'étude… Seul l'usurpateur reste penché sur son pupitre, où il poursuit avec application la rédaction de sa composition française, d'une très petite écriture, fine et régulière, sans une rature [7].
Plus tard, dans un autre monde, Wall se réveille. Il repousse du pied la couette blanche qui lui tient trop chaud. Dressé sur son séant, il se pose bien entendu l'importante question de l'heure. Le soleil est en tout cas levé, assez bas dans le ciel évidemment puisque c'est l'hiver. Le temps est clair, plutôt lumineux pour la saison. Wallon n'a pas fermé les doubles rideaux de sa fenêtre, qui donne sur l'extrémité du canal mort. Il pense avoir dormi longtemps, d'une façon continue, satisfaisante. Il n'est allé qu'une fois dans la salle de bains (à cause de la bière bue en abondance au dîner). Son rêve récurrent des cabinets introuvables ne lui cause plus depuis longtemps aucun désarroi; il a d'ailleurs l'impression que le contenu s'en est peu à peu normalisé, pour ainsi dire, dans une sorte de cohérence narrative presque rationnelle, qui lui enlève tout pouvoir offensif.
Wall prend le plan de Berlin reposé hier soir sur la table de nuit et le déplie entièrement. Identique à celui qu'il aurait perdu (où et quand?) et en bon état comme le sien, avec la même pliure accidentelle dans un angle, cet exemplaire-ci présente seulement, en plus, deux croix rouges très appuyées, faites au stylo à bille: l'une marquant le bout en cul-de-sac de la rue Feldmesser, ce qui n'a rien d'étonnant dans cette auberge, l'autre plus troublante au coin de la place des Gens d'Armes et de la rue du Chasseur. Ce sont là les deux points où le voyageur a passé ses deux dernières nuits. Il s'approche, rêveur, de la fenêtre sans voilage. Juste en face de lui, le souvenir d'enfance est toujours là, fermement installé à sa place exacte. La lumière seule a changé. Les maisons basses, qui recevaient hier soir le pâle soleil jaune du couchant, sont à présent dans l'ombre. La carcasse du voilier fantôme est devenue plus sombre, plus menaçante, plus grande aussi, dirait-on…
La première fois qu'il en a enregistré l'image, lors du très ancien voyage enfoui, en début d'été probablement, puisque l'épisode devait se situer sur le chemin des vacances, cet imposant squelette de bois noir avait dû effrayer le bambin trop émotif, maladivement impressionnable et volontiers poursuivi par des spectres, qui s'accrochait à la protectrice main maternelle. Sans doute sa mère devait-elle le tirer un peu, car il était fatigué par leur longue marche, en même temps qu'elle le retenait de perdre l'équilibre sur les pavés défectueux, trop inégaux, quasi montueux pour ses frêles jambes d'à peine six ans. Il était trop lourd déjà, cependant, pour qu'elle puisse le porter longtemps dans ses bras.
Ce qui trouble surtout Wallon dans ses réminiscences précises, évidentes, presque tangibles bien que lacunaires, ça n'est pas tant de ne plus savoir qui sa mère recherchait – chose qui lui paraît aujourd'hui sans importance – que la localisation berlinoise de cette quête, de toute façon demeurée vaine: ils n'avaient pas pu joindre la personne désirée. Si ma mémoire est bonne, sa mère l'emmenait cette année-là (aux environs de 1910) chez une tante par alliance, allemande, qui possédait un pavillon en bord de mer dans l'île de Rügen; l'interruption en cours de route, l'errance inutile, le canal en cul-de-sac avec son cimetière aux bateaux de pêche désarmés, pourrissants, devraient donc se situer plutôt dans une petite cité maritime des alentours: Sassnitz, Stralsund ou Greifswald.
A la réflexion pourtant, venant de France par chemin de fer, l'arrêt à Berlin était inévitable pour un changement de train, et même sans doute de gare puisque la capitale, comme d'ailleurs Paris, ne possédait pas plus naguère qu'aujourd'hui de station centrale. Le trajet depuis Brest avec ces deux ruptures dans un long parcours ferroviaire représentait alors, à n'en pas douter, un véritable exploit pour une jeune femme seule, encombrée de bagages balnéaires et d'un marmot… Malgré la distance qui sépare sa terre natale des côtes de Poméranie, les falaises de la mer Baltique avec leurs énormes blocs écroulés, leurs avancées rocheuses, leurs criques de sable blond, leurs trous d'eau bordés d'algues glissantes, où il aurait poursuivi encore durant cet unique mois d'été, quarante années auparavant, ses jeux d'autant plus solitaires que la langue le séparait des garçonnets et fillettes qui construisaient d'inlassables châteaux forts voués à l'engloutissement, se mélangent désormais dans l'esprit du voyageur avec les grèves, les rochers de granit, les eaux dangereuses du Nord-Finistère, dont s'est imprégnée toute son enfance…
[5] Note 4 – Pas plus que le passage de la première à la troisième personne, au réveil de Ascher dans l'appartement piégé J.K., ce remplacement impromptu de l'indicatif présent par le passé indéfini, d'ailleurs temporaire, ne modifie à notre sens ni l'identité du narrateur ni l'époque de la narration. Quelle que soit la distance que semble prendre la voix narratrice par rapport au personnage, le contenu des énoncés ne cesse à aucun moment de reproduire une connaissance intérieure de soi-même, auto-perceptive et instantanée, même si elle est parfois d'inspiration mensongère. Le point de vue reste toujours bel et bien celui de notre sujet multinominal et volontiers pseudonyme. Une question plus problématique nous paraît concerner le destinataire de ces récits. Un prétendu rapport adressé à Pierre Garin ne convainc en vérité personne: les grossières falsifications des faits et des choses, sur plusieurs points primordiaux, ne pourraient en aucun cas tromper un technicien de ce calibre, surtout quand il a lui-même tendu les ficelles, ce dont Ascher devrait se douter. Sous un angle opposé, si celui-ci opérait à notre insu pour une autre organisation, voire pour un autre des belligérants présents à Berlin, il n'aurait aucun intérêt à passer ainsi pour un imbécile. A moins qu'une toute nouvelle dimension de sa trahison éventuelle ne nous échappe.
[6] Note 5 – Franz et Josef Mahler, véritables jumeaux, sont en effet connus comme indicateurs. Ils ne travaillent pas pour nous, mais pour les services secrets américains, peut-être aussi pour la police soviétique. Il est difficile de les distinguer l'un de l'autre, sinon à leur accent quand ils parlent français, encore que des intonations bavaroises aussi caricaturales soient très faciles à reproduire par n'importe lequel des deux. Quant au sourire amène de l'un, s'opposant à la hargne de l'autre, nous avons pu constater à maintes reprises qu'ils les échangent entre eux avec une grande aisance et un parfait synchronisme. Heureusement, on les voit presque toujours ensemble (comme aime à le répéter Zwinge, qui se complaît sans retenue aux charades, devinettes approximatives et calembours en tout genre: un Mahler n'arrive jamais seul), ce qui évite de se poser trop de questions. La jolie Maria, en revanche, est un de nos correspondants les plus fiables. Elle sait parfaitement le français, mais le cache avec soin, pour des raisons d'efficacité. Les frères Mahler, qui ont fini par s'en apercevoir, acceptent de jouer le jeu sans rien dire, espérant en obtenir eux-mêmes quelque avantage, un jour ou l'autre.
[7] Note 6 – Sous le prétexte assez artificiel d'un récit de rêve, d'ailleurs introduit sans grande précaution stylistique, Ascher revient donc ici, une nouvelle fois, sur le thème de son double hallucinatoire, dont il espère évidemment tirer parti dans la suite du rapport. Il pourrait fort bien, par exemple, y voir un moyen commode de se mettre lui-même hors de cause. Mais, ce qui réveille au contraire la méfiance à son égard de tout le Service Action Discrète (et la mienne, personnelle, a fortiori), c'est que notre narrateur s’arrange en meme temps pour occulter, dans le souvenir d'enfance relatif au peu touristique voyage de sa mère à Berlin, ce qui précisément serait un solide point de repère pour le fantasme en question: je veux parler de l'identité du parent perdu qu'il s'agissait alors de rejoindre. Nous avons du mal à imaginer que la bonne foi du scrupuleux Ascher soit totale, dans cette prétendue mémoire défaillante, gommant comme par miracle l'élément capital de son histoire. Ou alors, nous aurions là un cas particulièrement spectaculaire d'oubli œdipo-freudien! La maman qui traînait son tout petit garçon dans une expédition aussi aventureuse n'avait, quant à elle, aucune raison de lui en cacher le but, puisque l'affaire le concernait lui-même d'une manière si flagrante. Enfin, la transformation en «une parente» de ce qui était dans la réalité un homme adulte, vivant avec un très jeune enfant, nous semble révélatrice d'une mystification délibérée, sinon préméditée de longue date.