— Personne ne t’empêchera de boire pour une jambe cassée, dit Fantôme.
— Alors, ce sera autre chose, répondit Oop.
Ils buvaient et ils se sentaient bien. Fantôme regardait fixement le feu dans la cheminée. Au-dehors on entendait le vent qui gémissait contre la cabane.
— Je n’ai jamais aussi bien mangé, dit Carol. C’est la première fois que je fais moi-même mon steak au feu de bois.
Oop rota voluptueusement :
— C’est ainsi que nous faisions autrefois. Ou alors, nous mangions de la viande crue, comme le chat sauvage. Nous n’avions ni four ni réchaud ni aucun de ces trucs modernes.
— J’ai l’impression, dit Maxwell, que c’est une question à ne pas te poser mais où as-tu trouvé toute cette viande ? Tous les bouchers devaient être fermés.
— Tu as raison, admit Oop. Mais il y en avait un dont la porte de derrière n’était fermée que par un tout petit verrou.
— Un de ces jours, dit Fantôme, tu auras des ennuis.
Oop secoua la tête :
— Je ne crois pas. En tout cas, pas cette fois-ci. C’était un cas de force majeure. Quand un homme a faim, il a le droit de prendre sa nourriture où il le peut. Telle était la loi des temps préhistoriques. Cela pourrait faire un cas au tribunal. Et puis, demain j’y retournerai et je m’expliquerai. Au fait, demanda-t-il à Maxwell, as-tu de l’argent ?
— Un tas ! dit Maxwell. J’avais emporté de l’argent pour mon voyage et je n’ai rien dépensé.
— Vous étiez considéré comme invité sur la planète en question ? demanda Carol.
— Je crois que oui. Je n’ai jamais très bien compris quelles étaient nos relations.
— Les gens y étaient agréables ? demanda-t-elle.
— Ils étaient agréables mais je ne sais pas si on peut parler d’eux en tant que « gens ».
Il se tourna vers Oop :
— Combien te faut-il ?
— Une centaine devrait suffire. Il y a la porte et la viande, sans compter la susceptibilité du boucher.
Maxwell sortit une liasse de billets de sa poche, il en donna quelques-uns à Oop.
— Merci, dit Oop. Je te le rendrai un de ces jours.
— Mais non. Vous êtes tous mes invités. Je voulais dîner avec Carol et les choses ont mal tourné.
Devant l’âtre, Sylvester s’étira, bâilla puis se rendormit, sur le dos cette fois, les quatre fers en l’air.
Fantôme demanda :
— Vous êtes ici en visite, mademoiselle Hampton ?
— Non, dit Carol, surprise. Je travaille ici. Pourquoi cette idée ?
— C’est le chat, dit Fantôme. Un bio-méca, j’ai tout naturellement pensé que vous travailliez pour Bio-Méca.
— Je comprends, dit Carol. À Vienne ou à New York.
— Il y a aussi un centre quelque part en Asie, ajouta Fantôme. À Ulan Bator, si mes souvenirs sont bons.
— Vous y avez déjà été ?
— Non, répondit Fantôme. J’en ai seulement entendu parler.
— Mais il aurait bien pu y aller, dit Oop. Il peut aller où il veut, en un clin d’œil. C’est pour cela qu’aux Surnaturels on continue à s’occuper de lui. Ils espèrent connaître un jour tous ses dons. Mais ce bon vieux Fantôme est rusé, il ne leur dit rien.
— La vraie raison de son silence, dit Maxwell est qu’il est payé par les Transports. Leur intérêt est qu’il ne dise rien. S’il dévoilait son secret, ce serait leur ruine. Plus personne n’aurait besoin d’eux. Les gens s’envoleraient et ils iraient n’importe où, que ce soit à un kilomètres ou à un million d’années-lumière.
— Et il est plein de tact, dit Oop. Ce qu’il voulait dire tout à l’heure, c’est qu’à moins de travailler à Bio-Méca et de pouvoir se le fabriquer soi-même, un chat sauvage est très onéreux.
— Je comprends, dit Carol. Et il y a du vrai là-dedans. Il a raison, les chats sauvages sont très chers. Et je ne suis pas assez riche. Mon père, avant de prendre sa retraite travaillait à Bio-Méca, à New York. Sylvester servait d’expérience pour les articulations dans son séminaire. Ses disciples en ont fait cadeau à mon père.
— Je ne crois toujours pas, dit Oop, que ce chat soit un bio-méca. Quand il me regarde, il a une lueur de méchanceté dans les yeux.
— En fait, expliqua Carol, aujourd’hui, c’est pareil pour tous. Ils ont en eux davantage de biologie que de mécanique. Leur nom leur a été donné à une époque où ils n’étaient rien d’autre qu’un cerveau électronique et un système nerveux très perfectionnés placés dans un protoplasme spécial. Aujourd’hui, ils n’ont de mécanique que ce qui risquerait de s’abîmer si c’était en tissu, comme le cœur, les reins, les poumons et tous les autres trucs du même genre. Aujourd’hui à Bio-Méca, on crée des formes de vie spécifiques. Mais, bien entendu, vous êtes tous au courant.
— Il court de drôles d’histoires, dit Maxwell. On parle d’un groupe de surhommes qui seraient gardés sous clé. En avez-vous entendu parler ?
— Oui, dit-elle. Il y a toujours des légendes.
— Vous ne connaissez pas la meilleure, dit Oop. On m’a raconté qu’aux Surnaturels, ils étaient entrés en contact avec le Diable. Qu’en penses-tu, Pete ?
— Je ne sais trop. Je suppose qu’ils ont dû essayer.
— Vous voulez dire, demanda Carol, que le Diable pourrait vraiment exister ?
— Il y a deux siècles on posait la même question à propos des Trolls et des Lutins, dit Maxwell.
— Et des fantômes, ajouta Fantôme.
— Vous voulez rire, dit Carol.
— Pas du tout, dit Maxwell. Simplement, je ne veux pas exclure le Diable des choses possibles.
— Quelle merveilleuse époque, s’exclama Oop. Cela n’est pas la première fois que je le dis. Les superstitions et les histoires de vieilles femmes n’existent plus. Vous y cherchez ce qu’il y a de vrai. Mais à mon époque, on savait que les Trolls, les Lutins, et tous les autres existaient. Toutes les histoires, voyez-vous, étaient basées sur des faits authentiques. Ça n’est que plus tard que l’homme, après s’être débarrassé de sa candeur naturelle, s’est mis à nier les faits. Il ne pouvait se laisser aller à croire ces choses dont il savait pourtant la réalité. C’est pourquoi il les a fait disparaître et les a rangées soigneusement dans les légendes et les mythes. Et plus la population humaine s’est accrue, plus ces créatures se sont enfoncées dans le secret. Et elles ont bien fait, car elles n’étaient pas les charmantes créatures auxquelles vous les identifiez aujourd’hui.
Fantôme demanda :
— Et le Diable ?
— Je n’en sais rien, dit Oop. Il y avait toutes les créatures que vous avez dénichées et que vous avez mises dans des réserves, mais il y en avait bien d’autres. Certaines étaient terrifiantes, toutes étaient nuisibles.
— On dirait que vous ne les aimiez pas beaucoup, fit remarquer Carol.
— Non, Mademoiselle, répondit Oop.
— Ce serait un très bon terrain pour les recherches du Temps, dit Fantôme. Apparemment, il y avait plusieurs types de ce que nous nommons « primitifs ».
— Oui, je crois qu’on pourrait leur donner ce nom, dit Maxwell.
— Ou alors, dans un autre style, on pourrait aussi les appeler « sales petits individus ».
— Je suis sûre, dit Carol, que le Temps s’en occupera un jour ou l’autre. Ils sont au courant ?
— Sans doute, dit Oop. Je leur en ai souvent parlé. Avec des descriptions à l’appui.
— Le Temps a beaucoup trop à faire, leur rappela Maxwell, il y a trop de sujets d’intérêt. Et puis, il y a tout le passé à étudier.
— Et il n’y a pas assez d’argent, dit Carol.
— Vous entendez là un digne membre du Temps.
— Mais c’est vrai, protesta Carol. Le Temps peut apprendre tellement de choses à toutes les autres disciplines. On ne peut s’appuyer sur l’histoire écrite. C’est souvent différent de la réalité. L’écriture embellit toujours tout : un rien plein d’emphase, une préférence ou tout simplement une interprétation pauvre. Mais est-ce que les autres collèges et facultés donnent au Temps le moindre argent pour l’aider dans ses recherches ? Moi, je vous le dis, c’est non. Bien sûr, quelques-uns le font : le Collège de Droit a collaboré d’une façon exemplaire, mais il est à peu près le seul. Ils ont tous peur. Ils ne veulent pas voir leur petit monde bien confortable bouleversé. Par exemple, prenez cette histoire de Shakespeare. On pourrait croire que les Lettres Anglaises seraient reconnaissantes de ce qu’on ait découvert que c’était Oxford qui écrivait les pièces. Après tout, c’est une question qu’on s’était posée pendant tant d’années ! Eh bien finalement, elles en ont voulu au Temps !