Une salle de bal, sans murs, sans horizon, limitée par la réunion du ciel de verre laiteux et du sol de cristal.
Il était resté abasourdi devant cette immensité. Pourtant le ciel n’était pas illimité, loin de là, et les distances n’étaient pas grandes. C’était une immensité mesurée à la façon d’une pièce dans la maison d’un géant, d’où on chercherait à sortir, sans pouvoir trouver la porte. C’était un endroit sans rien de caractéristique ; chaque pilier identique au voisin, chaque kilomètre, chaque centimètre semblable au précédent, sans aucun nuage dans le ciel (s’il s’agissait de ciel). Le sol était recouvert d’un dallage de cristal, quelle que soit la direction dans laquelle il regardât.
Il aurait voulu crier, appeler, mais il avait peur, peut-être – et ceci, il ne le réalisa que plus tard – qu’un seul son anéantisse toute cette splendeur glaciale. Tout était silencieux, sans le moindre chuchotement, le moindre frémissement. Splendeur nacrée et muette, perdue dans sa solitude.
Lentement, avec précaution, de peur que son pas ne transformât tout en poussière, il se retourna et il saisit non pas un mouvement mais une impression de mouvement, comme si quelqu’un s’était échappé si vite que son regard n’avait pu l’attraper. Il s’arrêta, et il sentit ses cheveux se hérisser. Plutôt qu’un réel danger, il pressentait quelque chose d’étrange, tellement étranger à l’homme que rien qu’à le regarder, on pourrait perdre la raison.
Rien. De nouveau il bougea, il pivota précautionneusement, centimètre par centimètre et il s’aperçut qu’il avait jusque-là tourné le dos à un instrument, une sorte de machine.
Et tout à coup, il comprit. Il comprit que c’était cette machine qui l’avait attiré sur la planète, qu’elle était, dans ce monde étrange l’équivalent d’un ¿émetteur-récepteur.
Mais il n’était pas dans le système Coonskin. Il était sur une planète dont il n’avait jamais entendu parler. Nulle part dans l’univers exploré, n’existait un endroit comme celui-ci. Quelque chose s’était produit qui l’avait précipité, non vers la planète Coonskin mais en un recoin de l’Univers où l’homme ne pénétrerait peut-être pas avant un million d’années, si éloigné de la Terre qu’il était impossible d’imaginer la distance.
De nouveau, il saisit des mouvements furtifs. On aurait dit des ombres vivantes qui se déplaçaient. Pendant qu’il regardait avec attention, ces mouvements prirent forme et il put voir des formes mobiles, bien individualisées et qui, malgré leur fragilité semblaient posséder chacune une personnalité. Comme si elles avaient eu un jour une existence propre, un peu, pensa-t-il avec horreur, comme des fantômes extra-terrestres.
— Ces ombres, je les ai acceptées, dit-il à Oop. Je les ai acceptées sans doute parce que j’y ai cru. Ou bien je les acceptais, ou bien je les rejetais et je me retrouvais seul sur cette étendue de cristal. Il y a cent ans, on les aurait rejetées, on aurait cru à une invention de l’esprit. Mais moi, j’avais passé trop de temps avec Fantôme pour que cela me fasse rire. J’avais travaillé trop longtemps aux Phénomènes Surnaturels pour être frappé par des circonstances et des créatures échappant aux données habituelles.
Et le plus étrange et en même temps réconfortant c’est qu’elles ont senti que je les acceptais.
Oop demanda :
— Tu veux dire que c’est une planète entièrement peuplée de fantômes ?
Maxwell acquiesça :
— C’est une façon de voir les choses. Mais laisse-moi te poser une question. Qu’est-ce qu’un fantôme ?
— Un spectre, un esprit.
— Mais qu’entends-tu par spectre ? Donne-moi la définition d’un esprit.
— Tu as raison, admit Oop avec regret. J’ai voulu plaisanter et je n’ai pas d’excuse. On ne sait pas ce qu’est un fantôme, même Fantôme ne le sait pas exactement. Il sait seulement qu’il existe. Il s’est souvent creusé la tête, il a parlé avec des copains fantômes. Et il n’a rien découvert. On retombe dans le surnaturel…
— Auquel on ne comprend rien.
— Il s’agit peut-être d’une sorte de mutation.
— C’est ce que pensait Collins, dit Maxwell, mais il était le seul. Je n’étais pas d’accord avec lui, mais c’était avant d’avoir été sur la planète de cristal, maintenant, je ne sais plus. Que se passe-t-il lorsqu’une race arrive à sa fin ? Lorsqu’elle a vécu son enfance, son adolescence et qu’elle a atteint l’âge mûr ? Que devient-elle ? Bien sûr, on s’attend à ce qu’elle disparaisse mais, supposons que, pour une raison quelconque, elle ne puisse le faire ? Supposons qu’une raison majeure la force à survivre ?
— S’il s’agit vraiment d’une mutation, dit Oop, si on était sûr et si on savait la contrôler…
Il s’interrompit et regarda Maxwell :
— Tu crois que c’est cela ?
— C’est possible, dit Maxwell. Je commence vraiment à le croire.
Oop saisit la jarre :
— Bois un peu, cela te fera du bien. Après, passe-la moi.
Maxwell prit la jarre et la garda entre les mains. Oop alla au tas de bois, où il prit une bûche qu’il jeta dans le feu. Une gerbe d’étincelles jaillit dans la cheminée. Dehors, le vent geignait contre le toit.
Maxwell souleva la jarre et il but. Il sentit une coulée de lave lui descendre dans la gorge. Il s’étrangla. Si seulement il pouvait boire de cet alcool une seule fois sans s’étrangler ! Il tendit la jarre à Oop qui la souleva et la reposa sans avoir bu. Il regarda Maxwell bien en face :
— Tu as parlé d’une raison majeure qui les empêcherait de mourir, les obligerait à rester en vie par tous les moyens…
— Oui, dit Maxwell. La science. Une planète pleine de science. Une masse considérable de science. Tout le savoir humain ne correspond pas même à un dixième de cette richesse. Tout le reste est entièrement nouveau, inconnu. Des connaissances dont nous n’avons jamais rêvé. Une science que nous mettrions au moins un million d’années à découvrir, si jamais nous y parvenions. Ce savoir est emmagasiné – électroniquement, je suppose – dans des atomes, de telle façon que chaque atome garde un peu de connaissances. Cela se présente sous forme de feuilles de métal, à la manière des pages d’un livre. Elles sont rangées en hautes piles et chaque couche d’atomes – oui, les atomes sont en couches – contient des renseignements indépendants. On lit la première couche, puis la seconde, toujours comme un livre. Ne me demande pas combien de couches d’atomes il y a dans chaque feuille de métal, je n’en ai pas la moindre idée. Sans doute des centaines de milliers.
Oop leva précipitamment la jarre. Il avala une énorme lampée et renversa une partie du liquide sur sa poitrine velue. Il relâcha sa respiration en un rot vigoureux.
— Ils ne peuvent abandonner toute cette science, continua Maxwell. Il leur faut la transmettre à quelqu’un capable de l’utiliser. Jusque-là, ils doivent rester en vie par tous les moyens. Et c’est là que j’entre en jeu. Je suis chargé de la leur vendre.
— Leur vendre ! Des fantômes qui tiennent à peine debout ! Quel serait leur prix ?
Maxwell s’essuya le front du revers de la main. Il était subitement couvert de sueur.
— Je ne sais pas, dit-il.
— Tu ne sais pas ? Comment peux-tu vendre quelque chose dont tu ne connais pas le prix ?
— Ils m’ont demandé de trouver quelqu’un que cela intéresse et ils me feront alors connaître leur prix.
— Voilà une drôle de façon de traiter une affaire, dit Oop d’un air dégoûté.
— Oui, je sais.
— Tu n’as vraiment aucune idée ?