— J’en suis sûr, dit Maxwell. Les succès sont la spécialité de miss Clayton.
— Elle employeur très aimable, dit la Crevette avec reproche.
— Bien sûr.
La créature quitta la pièce au galop.
Maxwell tendit l’oreille et il l’entendit gravir l’escalier qui menait à l’étage principal.
Maxwell se leva et il se dirigea lui-même, vers l’escalier. S’il devait assister à ce « vernissage », il valait mieux qu’il se documente sur l’artiste. C’est ce qu’aurait fait chaque invité avant la soirée.
Lambert ? Le nom lui disait quelque chose. Sans doute avait-il lu un article dans une revue, qu’il avait feuilletée il y a longtemps.
XI
Maxwell ouvrit le livre. Il parcourut la première page : « Albert Lambert est né à Chicago (Illinois) le 2 janvier 1973. Connu en tant que portraitiste du symbolisme grotesque, ses premières œuvres ne laissèrent en rien présager de sa gloire future. À ses débuts, sa peinture, quoique adroite et valable, n’était pas particulièrement extraordinaire. Ce n’est qu’après la cinquantaine que débuta sa période grotesque, et plutôt qu’une évolution, ce fut une révélation subite. Comme si l’artiste avait développé cette tendance en secret et qu’il n’avait montré ses toiles que le jour où il avait été pleinement satisfait nouveau style de son œuvre. Mais, rien ne prouve que cela se soit passé ainsi. Au contraire…»
Maxwell sauta les pages suivantes pour arriver aux planches de couleur. Il passa rapidement les peintures de ses débuts. Et subitement, d’une page à l’autre, la peinture changea. Le concept artistique, les coloris et même, sembla-t-il à Maxwell, l’adresse de l’artiste, comme s’il s’était agi de deux peintres différents. On aurait dit que quelque nécessité intérieure forçait le premier à une expression méthodique tandis que le second obsédé par une expérience révélatrice essayait de s’en libérer en la peignant.
Une beauté sombre et dure se dégageait de la page et Maxwell crut percevoir dans le profond silence de la bibliothèque comme le froissement de soyeuses ailes noires. Des créatures extraordinaires évoluaient dans un paysage torturé et, Maxwell le sentit immédiatement, ce n’était pas pure invention. Créatures et paysage n’étaient pas le fruit d’une imagination douloureuse mais ils semblaient appuyés par quelque géométrie outrée, résultat d’une logique et d’une situation totalement inconnues de lui.
Les formes, les couleurs, le dessin n’étaient pas les valeurs d’un homme blessé ; on sentait qu’au contraire, elles étaient peut-être la simple représentation de quelque chose qui s’était passé tout à fait en dehors des critères humains. Peut-être était-ce le symbolisme grotesque dont les pages précédentes parlaient mais, si c’était le cas, se dit Maxwell, ce symbolisme n’avait pu éclore que difficilement et après une étude douloureuse.
Il tourna la page et il se heurta de nouveau au mystère de l’insaisissable. Une autre scène lui apparut, avec d’autres personnages, dans un autre paysage mais portant comme la première planche, le sceau du témoignage. C’était une scène que l’artiste n’avait pas inventée mais qu’il avait observée et dont il cherchait à se libérer, tout comme on voudrait se purifier les mains en les frottant sans fin l’une contre l’autre. On essaye souvent de se dégager d’une souillure psychique par des moyens physiques. Ce n’était pas avec ses yeux d’homme que le peintre avait assisté à cette scène mais avec ceux d’une race disparue et insoupçonnée.
Maxwell était fasciné par l’image. Il aurait voulu en détourner le regard mais il ne le pouvait, captivé par la beauté douloureuse et sinistre qui s’en dégageait. Il était envoûté par la recherche secrète et terrible du peintre et il ne pouvait la comprendre. La Crevette avait dit que la notion de temps était quelque chose auquel ceux de sa race n’avaient jamais songé, un facteur universel étranger à sa culture. De même, il y avait dans ces pages quelque chose d’inconnu pour l’homme, quelque chose dont il n’avait pas même rêvé.
Il avança la main pour refermer le livre mais il hésita, comme si une force impérieuse lui ordonnait de continuer son étude.
Et par le fait même de cette hésitation, il réalisa qu’une impression étrange émanait de l’illustration et l’invitait à la contemplation. Il l’avait ressentie sans en être conscient.
Il continua à regarder la planche puis, lentement, il tourna la page et en découvrant la troisième reproduction, cette impression lui devint totalement perceptible. Il saisit dans le coup de pinceau du peintre un travail qui donnait à la peinture une sorte d’évanescence, comme s’il avait parsemé sa toile d’une poudre brillante, visible par instants seulement.
Il demeura bouche bée, contemplant les reflets. Sans doute s’agissait-il d’un effet d’optique, encouragé par l’adresse de l’artiste. Mais, effet d’optique ou non, il lui était facile de reconnaître les fantômes de la planète de cristal.
Et, dans le silence de la bibliothèque, il se posa une question : comment Albert Lambert pouvait-il avoir connu les habitants de la planète de cristal ?
XII
— J’ai entendu parler de votre aventure, dit Allen Preston et, bien entendu, cela m’a paru incroyable. Mais mon informateur semblait digne de confiance et je me suis donné la peine d’essayer de vous joindre. La situation m’inquiète un peu, Pete. C’est l’homme de loi qui vous dit que vous êtes dans le pétrin.
Maxwell s’assit en face de Preston, de l’autre côté de son bureau :
— Je pense que vous avez raison. En tout cas, j’ai perdu mon travail. Existe-t-il une législation quelconque pour un cas comme celui-ci ?
— Quel cas ? Quelle est exactement la situation ? Personne n’a l’air au courant. Tout le monde en parle, mais personne ne paraît fixé. Moi-même…
Maxwell se força à sourire :
— Bien sûr, vous voudriez savoir. Je vous pose un problème, vous vous demandez si vous avez toute votre tête… et si je suis bien Peter Maxwell.
— L’êtes-vous ?
— Évidemment. Je ne vous en voudrais pas, ni à personne d’ailleurs, si vous en doutiez. Il y a eu deux Peter Maxwell ; puis un incident est survenu dans la fréquence d’identification. L’un des deux est allé dans le système Coonskin, il en est revenu et il est mort. L’autre, c’est moi et je suis rentré hier.
— Et vous avez appris votre propre mort ?
Maxwell acquiesça :
— Mon appartement est loué, tout ce que je possédais a disparu, mon poste a été attribué à un autre et je suis sans travail. C’est pourquoi je vous parlais de législation.
Preston se renversa légèrement dans son fauteuil et posa son regard sur Maxwell :
— Légalement, l’Université est dans son droit. Vous êtes mort, vous n’avez plus aucun droit, tout au moins jusqu’à ce que la lumière soit faite.
— À la suite d’un long procès ?
— Sans doute. Je ne puis rien affirmer, votre cas est sans précédent. On a déjà vu des erreurs d’identité, un mort déclaré sous le nom de quelqu’un de bien vivant, mais avec vous, il ne s’agit pas d’erreur. Il n’y a aucun précédent, c’est nous qui en créerons un. Ce sera un long travail de recherche. D’abord, il faudra établir qui vous êtes aux yeux de la loi.
— Comment, qui je suis ? Vous le savez très bien !
— Mais pas la loi. Vous n’avez aucune existence légale. Tous vos papiers d’identité ont été retournés aux archives et ils doivent être classés.
— Mais je les ai dans ma poche.
Preston le regarda :
— Évidemment, j’aurais dû y songer. Que de complications !