— À pied ?
— Vous n’avez pas l’air de bien me comprendre. Ils m’ont volé ma pierre de monte, celle sur laquelle je dois grimper pour pouvoir enfourcher le vieux Dobbin. Sans pierre, plus de cheval et je dois me traîner à pied, ce qui est à la fois épuisant et douloureux.
— Je vois.
— Ces sales Trolls, rien ne les arrête. Après la pierre, ce sera le château. Ils le démoliront jusqu’à ce qu’il ne reste plus que la roche sur laquelle il est bâti. C’est pourquoi, il faut agir vite.
Maxwell fit un geste en direction de la pente :
— Comment cela s’est-il terminé ?
— Nous les avons levés comme des cailles. Nous les attrapons et les harnachons comme des mules – auxquelles ils ressemblent de façon frappante – et ils vont me remettre ma pierre là où ils l’ont trouvée.
— Ils se vengent de ce que vous avez démoli leur pont.
M. O’Toole sautilla sur place, hors de lui.
— Vous vous trompez, cria-t-il. Retenus par une pitié mal placée, nous ne l’avons absolument pas démoli. Nous avons tout juste enlevé une ou deux minuscules pierres. Ensuite, ils ont retiré le sort qu’ils avaient jeté au manche à balai puis celui de la douce bière d’Octobre et nous, pauvres âmes, vous voyez où nous en sommes…
— Ils ont retiré le sort de la bière d’Octobre ? Je pensais qu’à partir du moment où certains changements chimiques s’étaient opérés, il était impossible…
M. O’Toole l’interrompit, le regardant d’un air méprisant :
— Vous employez un jargon scientifique qui n’exprime que niaiseries. Je ne puis comprendre pourquoi vous vous perdez dans toute cette science alors que nous pourrions, si vous nous le demandiez, vous apprendre toute notre magie. Encore faudrait-il que vous ayez soif de savoir. Toutefois, je dois l’admettre, la bière a conservé un léger goût de moisi. Mais c’est toujours mieux que pas de bière du tout. Voulez-vous m’accompagner pour la goûter ?
— C’est la proposition la plus agréable de la journée.
— Alors, allons-y. Allons dans ces pièces remplies de courants d’air que vous autres humains nous avez construites. Vous pensiez que nous raffolions des ruines et nous régalions de chopes de bière mousseuse et réconfortante !
Dans la grande salle du château, M. O’Toole remplit deux grandes chopes à un énorme tonneau posé sur deux tréteaux et il les porta à la table, devant la grande cheminée de pierre où fumait un mauvais feu.
— Ce qui est honteux, dit M. O’Toole en soulevant sa chope, c’est que l’incident de ma pierre de monte s’est produit un jour où les Lutins sont en veillée funèbre.
— Je suis désolé, je n’avais pas remarqué.
— Oh, il ne s’agit d’aucun d’entre nous, se hâta de préciser le Lutin, nous avons tous une santé excellente. La veillée est pour le Banshee.
— Mais, il n’est pas mort !
— Non, mais il est en train de mourir et c’est bien triste. Il était le dernier d’une race digne et noble qui vivait ici. Et ceux qui vivent encore dans le monde se comptent sur les doigts de la main.
Il leva sa chope et y plongea sa trogne pour boire la bière gloutonnement. Il la reposa. Sa moustache était pleine de mousse qu’il ne se donna pas la peine d’essuyer.
— Nous disparaissons, dit-il d’une voix sépulcrale. La planète a changé. Nous tous, les Petits Hommes et quelques autres, nous enfonçons dans la vallée de l’oubli. Je frémis quand j’y pense car, malgré nos erreurs, nous avons été valeureux. Même les Trolls possédaient autrefois quelques qualités, et pourtant aujourd’hui il ne leur en reste absolument rien, le vol de ma pierre le prouve bien.
Il porta de nouveau la chope à ses lèvres et la vida à grands traits. Il la reposa brusquement sur la table et regarda celle de Maxwell qui était encore pleine.
— Buvez et j’irai les remplir.
— Allez remplir la vôtre. C’est une honte de boire de cette façon. Il faut déguster la bière pour l’apprécier.
M. O’Toole haussa les épaules :
— Je sais que je suis un porc mais ce n’est que de la bière désenchantée.
Il se leva pour remplir sa chope, en traînant les pieds. Maxwell but une gorgée de bière ; elle avait un arrière-goût, un peu comme une odeur de feuilles brûlées.
— Alors ? demanda le Lutin.
— Elle a un drôle de goût, mais elle est agréable.
— Un de ces jours, je vais démolir leur pont, s’exclama M. O’Toole dans un brusque accès de colère. J’en retirerai toutes les pierres, après les avoir bien débarrassées de leur mousse pour leur ôter tout pouvoir magique. Puis, avec un marteau, je les briserai en petits morceaux que j’éparpillerai du haut de la grande falaise. Mais, ce serait trop de travail… Pourtant, c’est bien tentant. Cette bière aurait été la plus douce et la plus sucrée depuis longtemps, et maintenant, elle est tout juste bonne pour les cochons. Mais c’est encore de la bière et ce serait un péché de la gaspiller.
Il attrapa sa chope et la vida d’un long trait. Maxwell pouvait voir sa pomme d’Adam qui montait et descendait pendant qu’il buvait.
— Et puis, ajouta-t-il, si j’abîme trop leur satané pont et que ces poltrons en réfèrent aux autorités, vous autres, Humains, me forcerez à donner des explications et c’est injuste. Il n’y a aucune dignité à vivre selon la loi, et en plus c’est triste. Maudit soit le jour où la race humaine est apparue sur cette Terre !
Maxwell était ému :
— Mon ami, c’est la première fois que vous me parlez ainsi.
— Vous êtes le seul Humain à qui je puisse dire ce que je pense. Mais j’ai peur d’avoir été trop bavard.
— Vous savez très bien que je ne soufflerai mot de ce que vous m’avez dit.
— Bien sûr, il ne s’agit pas de cela. Aucun Humain ne peut être aussi proche des Lutins que vous.
— J’en suis honoré.
— Nous sommes vieux. Nous existons depuis beaucoup plus longtemps que ne peut le concevoir l’esprit humain. Êtes-vous sûr de ne pas vouloir jeter cette horrible boisson et vous en servir une fraîche ?
Maxwell fit signe que non :
— Allez vous servir. Je préfère déguster plutôt que boire d’un trait.
M. O’Toole retourna au tonneau et revint, sa chope pleine à ras bord à la main. Il la posa sur la table et s’installa confortablement.
— Autrefois, il y a très longtemps… soupira-t-il en hochant la tête. Et puis, un jour est apparu un affreux petit primate qui a tout gâché…
— Est-ce que vous parleriez d’une époque aussi reculée que l’ère jurassique ?
— Je ne comprends rien à votre charabia mais à l’époque nous étions très nombreux et de toutes sortes. Aujourd’hui, nous sommes bien peu et beaucoup d’espèces ont disparu. Nous disparaissons lentement mais inexorablement et le jour viendra où vous autres Humains aurez la Terre à vous tout seuls.
— Vous êtes excédé, lui dit doucement Maxwell, vous savez bien que nous ne désirons pas cela. Nous avons fait trop d’efforts…
M. O’Toole le coupa :
— Des efforts d’amour ?
— Oui, j’irai jusque-là.
Des larmes silencieuses se mirent à couler le long des joues du Lutin. Il les essuya de sa main rugueuse et velue.
— Il ne faut pas faire attention, dit-il à Maxwell. C’est l’histoire du Banshee qui me rend mélancolique.
— Il était votre ami ?
— Non. Une barrière nous séparait. C’était un vieil ennemi mais il était des nôtres, un des plus vieux. Il s’est cramponné davantage que les autres et il meurt courageusement. Tous les autres sont déjà morts. Un jour comme aujourd’hui, les différends s’estompent. Nous ne pouvons nous permettre de l’assister en ses derniers instants, mais nous lui accordons le tout petit honneur d’une veillée à son intention. Et ces immondes Trolls, qui n’ont aucune idée de ce qu’est l’honneur…