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— Vous voulez dire que personne dans toute la réserve ne peut rester auprès du Banshee ?

M. O’Toole acquiesça avec lassitude :

— Personne. Ce serait contraire à nos lois, ce serait violer les traditions. Vous ne pouvez pas comprendre, une barrière nous sépare.

— Mais il est seul.

— Il est dans un buisson d’épines, à côté de la hutte où il vivait.

— Un buisson d’épines ?

— Dans le buisson, dans l’arbre lui-même.

Le Lutin s’étrangla et porta la chope à ses lèvres. Sa pomme d’Adam remua.

Maxwell saisit dans sa poche la photo du tableau de Lambert :

— M. O’Toole, je voudrais vous montrer quelque chose.

Le Lutin reposa sa chope de bière :

— Faites voir. Toutes ces parlotes, quand vous aviez quelque chose d’important !

Il prit la photo pour l’observer :

— Je reconnais les Trolls, bien sûr, mais pas les autres. Il me semble que je les connais, mais je n’arrive pas à me souvenir. Je me rappelle de très vieilles histoires.

— Oop a vu cette photo. Vous savez qui est Oop, bien sûr ?

— Oui, le grand sauvage qui dit être votre ami.

— Il l’est. Il se souvient de ce que vous voyez. Il l’a vu autrefois.

— Mais par quel miracle en a-t-on fait une photo ?

— Ceci est la photo d’un tableau peint il y a très longtemps.

— Mais comment ?…

— Je ne sais pas. Je pense que le peintre a été là-bas.

M. O’Toole souleva sa chope et s’aperçut qu’elle était vide. Il trottina jusqu’au tonneau pour la remplir. Il revint avec la bière et recommença à étudier la photo, en plissant les yeux.

— Je ne sais pas, dit-il finalement. Il y avait beaucoup d’autres Petits Hommes, dont la plupart n’existent plus. Nous sommes les derniers d’une noble race.

Il fit glisser la photo sur la table :

— Peut-être que le Banshee pourrait vous renseigner. Son âge est impossible à calculer, tant il est vieux.

— Mais le Banshee se meurt.

— Oui, et c’est un bien triste jour pour lui. Il n’y a personne pour le veiller.

Il leva sa chope de bière :

— Buvez. Si on en boit suffisamment, elle n’est pas si mauvaise.

XVII

Maxwell contourna la hutte à moitié écroulée et aperçut le buisson d’épines. L’arbre était bizarre. Une sorte de nuage flottait, accroché sur son flanc, et lui faisait un énorme tronc duquel sortaient deux branches fines et épineuses. Si M. O’Toole avait dit vrai, le nuage devait être le Banshee moribond.

Il s’arrêta à quelques mètres de l’arbre. Le nuage était sans cesse mobile, comme l’est une volute de fumée.

— Êtes-vous le Banshee ? demanda-t-il à l’arbre.

— Il est trop tard si vous voulez me parler, répondit le Banshee.

— Je ne suis pas venu parler mais pour rester auprès de vous.

— Alors, asseyez-vous. Vous n’en aurez pas pour longtemps.

Maxwell s’assit sur le sol, les genoux ramenés près de la poitrine, les mains posées à plat sur l’herbe jaunie et desséchée. En contrebas, la vallée s’étendait jusqu’aux lointaines collines qui bordaient le fleuve au nord, des collines douces qui s’élevaient comme un escalier vers le ciel.

Une rafale souffla et un vol de merles traversa la brume bleue qui flottait au bord du ravin. On entendit les battements des ailes puis le silence régna de nouveau.

— Les autres ne sont pas venus, dit le Banshee. D’abord, j’ai pensé qu’ils viendraient peut-être, les distinctions doivent être abolies, nous sommes tous rabaissés au même niveau. Mais les vieilles traditions demeurent.

— J’ai vu les Lutins, dit Maxwell, ils observent une veillée. O’Toole noie son chagrin dans la boisson.

— Vous ne faites pas partie des miens, vous êtes un intrus, pourtant vous m’avez dit que vous veniez me tenir compagnie. Comment cela se fait-il ?

Maxwell mentit. Il ne pouvait faire autrement, il ne pouvait avouer à cette ombre mourante qu’il était venu pour obtenir des renseignements.

— J’ai travaillé avec les vôtres, dit-il, et je leur suis très attaché.

— Vous êtes le fameux Maxwell. J’ai entendu parler de vous.

— Comment vous sentez-vous ? Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?

— Je n’ai plus de besoins. Je ne ressens pratiquement rien et c’est cela qui est ennuyeux. Ma mort est différente de la vôtre, elle est à peine physique. Les forces me quittent et finalement il ne reste rien de moi. Un peu comme une lumière vacillante qui s’éteindrait.

— Je suis navré. Si les discours risquent de hâter…

Le Banshee l’interrompit :

— Peut-être un peu mais cela n’a plus d’importance. Je ne regrette rien. Je suis pour ainsi dire le dernier Banshee. Nous sommes encore trois, et moi, je ne compte plus. Sur les milliers que nous étions, il n’en reste que deux.

— Mais il y a les Lutins, les Trolls, les Fées…

— Vous ne comprenez pas. Personne ne vous a jamais rien dit et vous n’avez jamais posé la question. Ceux que vous venez d’énumérer sont beaucoup plus récents, ils sont venus après nous, alors que la planète n’était déjà plus si jeune. Vous savez sûrement que nous fûmes les colonisateurs ?

— Je commençais à m’en douter depuis ce matin.

— Vous auriez dû le savoir, vous êtes allé sur la vieille planète.

Maxwell sursauta :

— Comment le savez-vous ?

— Et vous comment respirez-vous ? Pour moi, communiquer avec la vieille planète est aussi naturel que pour vous respirer ou voir. On ne me dit rien, je le sais.

Subitement, Maxwell comprit. La source de renseignements du Roulant était le Banshee. C’était sûrement Churchill qui avait averti le Roulant que le Banshee était peut-être au courant de quelque chose d’extraordinaire.

— Et les autres, les Trolls, les… ?

Le Banshee interrompit Maxwell :

— Ils n’étaient pas concernés. Nous seuls étions les liens avec la vieille planète. Quand la vieille planète installa des colonies, il fallut installer un système de communication et c’était notre spécialité, même si aujourd’hui les spécialités ne veulent plus rien dire. Les premiers colonisateurs étaient des spécialistes, les autres ne sont venus après que pour remplir le pays.

— Vous voulez dire les Trolls et les Lutins ?

— Eux et tous les autres. Bien sûr, ils étaient capables mais ils n’étaient que les ouvriers, nous étions les concepteurs. C’est pour cela qu’ils ne sont pas là pour me veiller. Le fossé demeure.

— Vous vous épuisez, vous devriez garder vos forces.

— Cela n’a pas d’importance. Les forces me quittent et quand je n’en aurai plus, la vie aussi m’aura quitté. Cette mort que je vis n’a pas de rapport avec la matière, avec le corps, car je n’en ai jamais vraiment eu. Cela m’est égal car la vieille planète elle aussi est en train de mourir. Vous l’avez vue.

— Oui.

— Tout aurait été tellement différent s’il n’y avait eu les Humains. Quand nous sommes venus sur la Terre, il n’y avait qu’un primate, nous aurions pu empêcher son ascension, nous aurions pu étouffer la race dans l’œuf. Nous en avons discuté car cette planète nous était apparue pleine de possibilités et nous ne voulions pas avoir à l’abandonner. Mais nous avions une loi, l’intelligence est trop rare pour qu’on se permette d’entraver son développement. L’intelligence est précieuse. Même lorsque nous nous en sommes écartés avec dégoût, nous l’avons toujours considérée comme telle.