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— Je dois te prévenir qu’Harlow Sharp aura peut-être peu de temps à t’accorder, ce serait d’ailleurs la même chose pour n’importe qui. Il a des soucis, Shakespeare est arrivé ce matin.

— Shakespeare ! Bon sang, j’avais oublié qu’il venait ! Maintenant je me le rappelle. Il doit parler demain soir. Il ne manquait plus que cela.

— Shakespeare n’a pas l’air d’être quelqu’un de facile. Il a tout de suite voulu sortir pour voir cette nouvelle époque dont il a tant entendu parler. Le Temps a eu du mal à le persuader de changer ses vêtements élisabéthains pour des vêtements contemporains mais ils l’ont empêché de sortir avant qu’il ne l’ait fait. Et maintenant, le Temps se fait un sang d’encre en pensant à tout ce qui peut lui arriver. Il faut le surveiller mais pas l’énerver. Toute la salle est louée, jusqu’au dernier petit centimètre carré et on ne peut pas courir le risque que quelque chose lui arrive.

— Comment sais-tu tout cela ? On dirait que tu es toujours le premier averti des potins du campus.

Fantôme répondit modestement :

— Je me déplace beaucoup.

— Eh bien, je dois tout de même essayer. Le temps passe. Si Harlow reçoit quelqu’un, ce sera moi.

— Cela paraît incroyable qu’il y ait un tel concours de circonstances pour t’empêcher d’agir. C’est impensable que par pure stupidité, l’Université et la Terre passent à côté de deux univers de savoir.

— C’est à cause du Roulant. Sa proposition fait pression et limite le temps ; si j’en avais davantage, je trouverais bien une solution. Je réussirais bien à rencontrer Harlow. Je pourrais lui proposer un marché, que ce soit le Temps plutôt que la Planète qui achète la bibliothèque de la planète de cristal. Mais le temps me manque. Que sais-tu des Roulants ? Sais-tu quelque chose de plus que nous tous ?

— Je ne le crois pas. Je sais seulement que c’est peut-être cet ennemi que nous avons toujours pensé rencontrer un jour dans l’espace. Leurs actes montrent en tout cas qu’ils pourraient bien l’être. Leurs motivations, leur éthique, leur conception de la vie sont sûrement très différentes des nôtres. Nous avons certainement beaucoup moins de choses en commun avec eux qu’avec une araignée ou une guêpe. Et ils sont intelligents, c’est cela le pire. Ils ont assimilé assez de nos pensées et de nos habitudes pour pouvoir se mêler à nous. D’ailleurs, ils l’ont prouvé dans l’affaire de l’Artifact. Mon ami, vois-tu, c’est surtout leur intelligence et leur maniabilité que je redoute. Je ne crois pas que si les rôles étaient inversés, l’homme se débrouillerait aussi bien.

— Je crois que tu as raison et c’est pourquoi je ne peux pas me permettre de leur laisser ce qu’offre la planète de cristal. Dieu seul sait ce qu’il y a dans cette bibliothèque. Je n’en ai eu qu’un aperçu et même avec dix millions d’années-lumière pour les comprendre, il y a certains sujets qui m’étaient totalement hermétiques. Cela ne veut pas dire qu’avec du temps et des capacités que je ne possède pas et dont je n’ai même jamais entendu parler, l’homme n’y arriverait pas. Je crois qu’il le pourrait et que les Roulants le peuvent déjà. C’est peut-être ce savoir qui nous sépare d’eux. Si un jour les Humains et les Roulants doivent s’opposer, le trésor de la planète de cristal pourrait bien être ce qui ferait notre victoire ou notre défaite. Et peut-être que les Roulants, sachant ce que nous posséderions, essaieraient d’éviter le heurt. C’est peut-être de cela que dépendent la guerre et la paix.

Il se tenait recroquevillé sur son siège et dans la chaleur de l’après-midi, il percevait un courant d’air étranger au paysage tendre et au ciel de soie.

— Tu as parlé au Banshee juste avant sa mort. T’a-t-il laissé entendre ce que pourrait être l’Artifact ?

— Non. Fantôme, il ne m’a rien dit. Mais, après coup, il m’est venu une idée, ou plutôt une impression sans aucun fondement solide. Je crois que l’Artifact provient de l’univers dont s’est détachée la planète de cristal. Peut-être s’agit-il de quelque chose de précieux, sauvegardé au travers des millénaires. Et je crois aussi que le Banshee et tous les autres qui, d’après Oop, peuplaient l’ancien univers ont un rapport avec les habitants de la planète de cristal. Toutes ces créatures étaient nées et s’étaient développées dans l’univers disparu puis elles sont venues sur la Terre et sur d’autres planètes pour les coloniser. Mais tous leurs essais ont échoué. Sur la Terre, c’est à cause de l’évolution de l’Homme ; sans doute y eut-il d’autres motifs sur les autres planètes. Je crois connaître celui de certains échecs. Il est possible qu’un jour les races doivent s’éteindre tout naturellement, pour laisser la place à quelque chose de nouveau, selon une mystérieuse loi de la nature. Peut-être que toute race a un temps de vie limité ? Peut-être que certaines créatures très anciennes portent avec elles leur ordre d’exécution ? Nous n’y avons jamais pensé parce que l’Homme est encore tout neuf. Ce serait un procédé naturel pour laisser la voie libre à l’évolution, pour qu’aucune race ne puisse l’entraver…

— Je trouve que c’est assez sensé. Je parle des colonies qui disparaissent. S’il existait quelque part dans l’Univers une colonie victorieuse, la planète de cristal lui transmettrait son héritage, plutôt que de l’offrir à nous ou aux Roulants, alors que nous n’avons ni les uns ni les autres, aucun rapport avec elle.

— Il y a un point qui me tracasse. Pourquoi les habitants de la planète de cristal, alors qu’ils ne sont plus que des ombres, désirent-ils l’Artifact ? Qu’est-il pour eux ? Que peuvent-ils en faire ?

— Peut-être que si nous savions ce qu’il est exactement… Tu n’as vraiment aucune idée ? Tu n’as rien vu, rien entendu ?

— Non, je ne vois vraiment pas.

XIX

Harlow Sharp avait l’air harassé :

— Excuse-moi de t’avoir fait attendre. C’est un mauvais jour.

— De toute façon, je suis content de pouvoir te parler, répondit Maxwell. Ton cerbère ne voulait pas me laisser entrer.

— Je t’attendais. Je savais que tu viendrais, tôt ou tard. J’ai entendu de drôles d’histoires.

— La plupart sont vraies, mais je ne suis pas ici pour cela, je suis ici pour affaires. Je n’en ai pas pour longtemps.

— Que puis-je faire pour toi ?

— Tu vends l’Artifact.

Sharp acquiesça :

— Je suis navré, Pete. Je sais que toi et quelques autres vous y intéressez mais il y a longtemps qu’il est dans le musée et il n’a jamais servi qu’à satisfaire la curiosité des visiteurs. Le Temps a besoin d’argent, tu le sais sûrement. L’Université tient les cordons de la bourse bien serrés et les autres collèges nous font des aumônes, pour des projets bien précis et…

— Je sais tout cela. Si tu veux le vendre, je pense que cela te regarde. Je me souviens que l’Université ne voulait pas s’en mêler. Je me rappelle que c’était à vous de payer le transport et que…

Sharp l’interrompit :

— Nous avons dû racler les fonds de tiroirs, mendier, emprunter. Nous avons élaboré projet après projet, des projets bien solides, qui auraient fait date dans la science. Nous les avons proposés et personne ne nous les a achetés. Tu te rends compte ! Tout le passé à explorer et personne pour s’y intéresser ! Peut-être ont-ils peur que nous ne bousculions certaines de leurs théories favorites. Mais il nous faut de l’argent pour continuer. Crois-tu que je sois toujours satisfait de ce que nous sommes obligés de faire pour en trouver ? Comme cette histoire de Shakespeare et bien d’autres. Je te garantis que cela ne nous fait pas une bonne presse, cela diminue notre prestige et l’importance de nos problèmes. Tu peux t’imaginer les tracas que nous avons. Regarde par exemple cette affaire de Shakespeare. Il est en train de se promener quelque part par-là comme un simple touriste et moi, je suis ici, à me ronger les ongles, à imaginer tout ce qui pourrait lui arriver. Te rends-tu compte du scandale qui éclaterait s’il ne voulait pas retourner dans son époque, un homme qui…