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— Eh là ! Si j’y allais, ils auraient tôt fait de me renvoyer aussitôt après à la maison.

— S’ils mettent la main dessus, renchérit Oop, ils ne le relâcheront pas.

— Mais comment gagnerez-vous votre vie ? demanda-t-il. Vous n’avez pas été formé pour vivre dans notre monde.

— Je trouverai bien. Quand il y est poussé, l’esprit humain trouve toujours une solution.

Le serveur arriva poussant une table chargée de victuailles.

— Sylvester ! appela Carol.

Sylvester s’était dressé d’un bond. Il avait posé ses deux pattes sur la table et s’était emparé de deux morceaux bien saignants d’une côte de bœuf rôtie.

Sylvester disparut sous la table, emportant la viande.

— Le petit chat a faim, dit Shakespeare. Il prend ce qu’il trouve.

— Quand il s’agit de nourriture, répondit Carol, il n’a aucune manière.

De dessous la table, provenaient des bruits d’os brisés.

— Maître Shakespeare, dit Fantôme, vous venez d’Angleterre, d’une ville sur l’Avon…

— C’est un pays agréable à regarder mais plein du rebut de l’humanité. Il n’y a que braconniers, voleurs, meurtriers, et toute sorte de gens méprisables.

— Je me souviens, dit Fantôme. Les cygnes sur la rivière, les saules sur la berge…

Oop l’arrêta en hurlant :

— Que dis-tu ? Comment peux-tu te souvenir ?

Fantôme se leva lentement, et il y avait dans son mouvement quelque chose qui les força tous à le fixer. Il leva une main, ou plutôt une manche vide, puisqu’il n’avait pas de bras.

Sa voix s’éleva, caverneuse :

— Je me souviens. Après tant d’années, je me souviens enfin. Ou bien j’avais oublié, ou bien je ne l’avais jamais su, mais maintenant, je sais.

— Maître Fantôme, dit Shakespeare, vous me semblez bizarre. Quelle étrange maladie s’est emparée de vous ?

— Je sais de qui je suis le fantôme, dit triomphalement Fantôme. Je sais qui je suis.

— Allons, tant mieux, dit Oop. Cela va mettre fin à tous ces racontars à propos de ton héritage.

— Et de qui, je vous prie, êtes-vous le fantôme ? demanda Shakespeare.

— Le vôtre. Je suis le fantôme de William Shakespeare.

Ils demeurèrent tous silencieux. Soudain, Shakespeare émit un bruit de gorge, trahissant la douleur et le désespoir. D’un bond, il se leva, sauta sur la table et se rua vers la porte. La table s’effondra, la chaise de Maxwell bascula et il s’étala de tout son long. Il fut cloué au sol par le coin de la table et un bol de sauce lui atterrit sur le visage. Il essaya de s’essuyer. Quelque part au-dessus de lui, il entendit les grondements furieux de Oop. Enfin, les cheveux et le visage toujours dégoulinant de sauce, il réussit à y voir clair. Il rampa sous la table et se remit d’aplomb sur ses pieds.

Carol était assise sur le sol, au milieu d’un amas de nourriture. Des bouteilles de bière roulaient un peu partout. La cuisinière se tenait dans l’encadrement de la porte de la cuisine, c’était une femme imposante, avec de gros bras et des cheveux hirsutes. Elle se tenait les poings sur les hanches.

Sylvester était vautré sur la viande, occupé à la déchiqueter et l’avaler à grandes bouchées.

Oop franchit le seuil en boitant :

— Personne en vue. Aucun des deux.

Il tendit une main à Carol pour l’aider à se relever :

— Ce fichu Fantôme, il ne pouvait pas rester tranquille. Même s’il savait…

Carol l’interrompit :

— Mais il ne savait rien jusqu’à tout à l’heure. C’est la confrontation qui a tout fait éclater. Peut-être une phrase que Shakespeare a prononcée… Cela fait si longtemps qu’il se posait la même question, et tout à coup, il a eu une révélation.

— Tout est raté, gémit Oop. On ne retrouvera jamais Shakespeare.

— C’est peut-être pour cela que Fantôme est parti, dit Maxwell. Pour le ramener.

— Comment veux-tu qu’il le rattrape ? demanda Oop. Si Shakespeare voit que quelqu’un le suit, il va battre tous les records de course à pied.

XXI

Ils se tenaient tous, découragés, autour de la table chez Oop. Sylvester était couché sur le dos devant l’âtre, les pattes antérieures ramenées contre sa poitrine, les pattes arrière dressées en l’air. Il arborait un sourire imbécile qui exprimait la satisfaction.

Oop passa la jarre à Carol.

Elle la renifla :

— Cela sent le kérosène. Et si mes souvenirs sont bons, cela en a aussi le goût.

Elle la souleva, en but une gorgée et la tendit à Maxwell :

— Au bout d’un moment, on doit prendre l’habitude de boire du kérosène.

— C’est de la bonne gnôle, protesta Oop. Évidemment, elle supporterait de vieillir un peu mais on dirait que la consommation est plus rapide que la fabrication.

Maxwell souleva la jarre et but avec humeur. Le liquide lui brûla la gorge et explosa dans son estomac. L’explosion ne lui fit aucun bien. Il était toujours aussi lucide et d’aussi méchante humeur. Il se dit que, quelquefois, il n’y avait rien de plus difficile que d’arriver à s’enivrer. On avait beau s’assommer d’alcool, on gardait toute sa tête. Il aurait adoré être en ce moment complètement ivre et le rester quelques jours. Peut-être qu’ensuite, la vie ne lui paraîtrait pas aussi morose.

— Ce que je n’arrive pas à comprendre, dit Oop, c’est pourquoi le petit père Bill a pris si mal cette affaire de fantôme. Il était blanc de peur. Mais il n’avait pas l’air d’être gêné par Fantôme. Bien sûr, au début, il semblait un peu nerveux mais on pouvait s’y attendre de la part d’un homme du XVIe siècle. Une fois qu’on lui a expliqué, cela a plutôt eu l’air de lui plaire. Il a accepté Fantôme beaucoup plus aisément que ne l’aurait sans doute fait un homme du XXe siècle. Au XVIe siècle, on croyait aux fantômes. Il n’a pas eu peur le moins du monde, jusqu’à ce que Fantôme lui annonce qu’il était son spectre. Alors…

— Il a été vraiment intrigué par les relations que nous avons avec les Petits Hommes, dit Carol. Il nous a fait promettre de l’emmener à la réserve pour les lui faire rencontrer. Tout comme pour les fantômes, cela lui semblait naturel.

Maxwell but une autre gorgée et passa la jarre à Oop. Il s’essuya les lèvres du revers de la main :

— Considérer un fantôme comme quelque chose de normal et rencontrer le sien propre sont deux choses bien distinctes. Il est impossible d’accepter vraiment sa mort, même en sachant ce qu’est un fantôme.

— Oh, ne recommencez pas, dit Carol.

Oop sourit :

— Il s’est enfui comme un dard. On aurait dit qu’il avait un pétard accroché derrière lui. Il a passé la porte sans même toucher à la poignée. Il a littéralement jailli au-dehors.

— Je n’ai rien vu, dit Maxwell. J’avais un bol de sauce sur la tête.

— Il n’y a que le tigre qui ait profité de l’aventura dit Oop. Il a eu plein de bœuf comme il l’aime.

— C’est un opportuniste, fit remarquer Carol. Il s’en sort toujours à bon compte.

Maxwell la regarda :

— Je voulais vous demander. Comment vous êtes-vous trouvée mêlée à tout cela ? Je pensais qu’après l’histoire du Roulant, vous ne vouliez plus nous voir ?

Oop minauda :

— Elle se faisait du souci à ton sujet. En plus, elle est curieuse.

— Il y a autre chose, dit Maxwell. Comment expliquez-vous que vous soyez impliquée dans toute cette affaire. En reprenant tout au début, c’est vous qui nous avez renseignés à propos de l’Artifact.

— Cela m’a échappé.