Debout à côté du piédestal, Maxwell écoutait les pas du gardien qui faisait sa ronde.
Carol avait tout arrangé. Pendant un moment, il s’était demandé si elle réussirait puis tout avait bien marché. Elle avait téléphoné au gardien et lui avait expliqué qu’elle voulait voir l’Artifact une dernière fois, avec deux de ses amis. Il les attendait devant une petite entrée ménagée dans la grande porte ouverte généralement au public.
— Ne tardez pas trop, avait-il bougonné, je ne sais pas si je devrais vous laisser faire.
— Ne vous en faites pas, avait répondu Carol.
Il s’était éloigné en marmonnant.
Une rangée de projecteurs éclairait l’Artifact.
Maxwell se glissa sous la corde de velours rouge qui entourait le piédestal et se hissa à côté de l’Artifact, il s’accroupit et fouilla dans sa poche pour y trouver le transposeur.
Il ne s’agissait que d’une drôle d’idée, amenée par le désespoir ; il était ridicule de perdre ainsi son temps. Et même, s’il aboutissait à quelque chose, il était trop tard pour pouvoir agir. Demain, le Roulant prendrait possession de l’Artifact et du savoir emmagasiné sur la planète de cristal. Pour la race humaine, ce serait la porte fermée à cinquante billions d’années de connaissances laborieusement glanées sur deux univers. Toute cette science aurait dû appartenir à l’Université de la Terre, elle aurait pu lui appartenir mais maintenant, elle appartenait à un bloc culturel encore inconnu. Peut-être s’en servirait-il pour se transformer en cet ennemi cosmique tant redouté par la Terre.
Il avait démarré trop tard, il lui aurait fallu plus de temps pour trouver un soutien quelconque, pour pouvoir changer le cours des choses. Tout s’était ligué contre lui et maintenant, il était trop tard.
Il prit le transposeur et dut forcer un peu pour l’enfiler.
— Je vais vous aider, dit Carol.
Il sentit ses doigts habiles tirer sur les courroies et le mettre d’aplomb.
Il regarda en bas du piédestal et il aperçut Sylvester qui grognait à l’intention de Oop.
Oop suivit le Regard de Maxwell :
— Ce chat ne m’aime pas. Il sent que je suis son ennemi naturel. Un jour il s’énervera et il m’attrapera.
— Vous êtes ridicule, dit Carol, ce n’est qu’un petit minet.
— Je ne le vois pas sous ce jour-là, dit Oop.
Maxwell installa le transposeur devant ses yeux.
Il regarda l’Artifact.
Il y avait quelque chose dans le bloc noir. Il pouvait distinguer des contours, des formes, l’Artifact n’était plus un bloc noir hermétique et indépendant au milieu de l’Univers. Il se tordit le cou pour trouver le meilleur angle. Il ne s’agissait pas d’inscriptions, il tourna la vis pour augmenter la puissance de l’instrument et joua un moment avec le mécanisme.
— Que se passe-t-il ? demanda Carol.
— Je ne…
Tout à coup, il vit, emprisonné dans un coin du bloc comme un talon. Il était en peau chatoyante, à moins qu’il ne s’agisse d’écailles ou de cuir, orné de griffes luisantes, taillées dans du diamant. Le talon remuait et se débattait pour se libérer et attraper Maxwell.
Il fit un mouvement en arrière pour y échapper et il perdit l’équilibre. Il se sentit tomber et tenta une torsion pour ne pas atterrir sur le dos. Il heurta de l’épaule le cordon de velours et les piliers qui le soutenaient se renversèrent avec fracas. Le sol se rapprocha à toute vitesse et le choc fut violent. En touchant le cordon, il s’était retourné. Il tomba lourdement sur l’épaule mais sa tête évita le sol. Pour mieux voir, il fit, d’une tape, glisser le transposeur de côté.
Au-dessus de lui, l’Artifact se métamorphosait. Quelque chose en sortait, quelque chose de vivant, resplendissant de beauté. Tout d’abord, un museau allongé puis une tête fine et racée, surmontée d’une sorte de crête dentelée, acérée, s’étendant sur toute la longueur du cou. Le corps suivit, avec un poitrail énorme, une paire d’ailes repliées, des pattes antérieures déliées, terminées par des griffes de diamant. Le tout brillait à la lumière des projecteurs, chaque écaille faisait comme une tache aveuglante de blancheur.
Un dragon ! pensa Maxwell. Un dragon dans l’Artifact !
Le dragon était maintenant totalement dressé, après des siècles passés dans cette pierre noire.
Un dragon ! Après toutes ces années de recherche, il en voyait enfin un. Il ne ressemblait pas à ce qu’il avait imaginé. Il ne s’agissait pas d’un animal prosaïque formé de chair et d’écailles mais au contraire d’un symbolisme glorieux. C’était le symbole de l’époque glorieuse de la planète de cristal, peut-être même de l’Univers disparu, l’ancien et fabuleux compagnon des Trolls, des Lutins, des Fées, des Banshees et de tous ceux qui existaient autrefois. Un dragon, dont le nom avait été employé par des milliers de générations mais qu’aucun membre de l’humanité n’avait jamais vu.
Oop se tenait à côté d’un des piliers renversés, les jambes plus fléchies que jamais, comme s’il avait commencé à s’accroupir et était resté pétrifié. Ses énormes mains pendaient de chaque côté de son corps, les doigts repliés comme des griffes. Il regardait au-dessus de lui la terrible merveille sur le piédestal.
À ses pieds, Sylvester était tapi, paquet de muscles noués, la gueule grande ouverte sur ses crocs. Il était prêt à l’attaque.
Maxwell sentit une main sur son épaule et se retourna.
— Un dragon ? demanda Carol.
Les mots avaient une consonance bizarre, comme si elle avait eu peur de les prononcer et qu’elle les avait extirpés péniblement du fond de sa gorge. Elle ne regardait pas Maxwell mais le dragon. Celui-ci remua la queue, qu’il avait longue et sinueuse et Oop fit un bond pour éviter d’être balayé.
Sylvester feula furieusement et s’avança en rampant.
— Couché, Sylvester ! lui ordonna Maxwell.
Oop s’approcha rapidement et agrippa le chat par une de ses pattes postérieures.
— Parlez-lui, dit Maxwell à Carol. Si cet imbécile de chat l’attaque, cela va faire du bruit.
— Vous parlez de Oop ? Il ne lui fera rien.
— Non, je parle du dragon, s’il l’attaque…
Un grondement de fureur s’éleva dans l’obscurité et des pas de course retentirent.
— Que se passe-t-il ? demanda le gardien qui sortit des ténèbres en courant.
Le dragon se dressa sur le piédestal et en descendit d’un bond. Il se tourna vers le gardien.
— Attention ! cria Oop qui tenait toujours Sylvester.
Le dragon avança avec soin, presque délicatement, la tête inclinée, d’un air interrogateur. Il agita la queue et balaya toute une table d’exposition, entraînant une demi-douzaine de coupes et de vases que se brisèrent en morceaux brillants.
— Ça suffit maintenant ! aboya le gardien. Tout à coup, il prit conscience du dragon et l’aboiement se transforma en un hurlement de terreur. Il fit demi-tour et s’enfuit à toute vitesse. Le dragon le suivit au trot, sans hâte, l’air très intéressé. Sa progression était marquée par des bruits de casse.
— Si nous ne le sortons pas d’ici, dit Maxwell, il ne va rien rester. Au train où il va, tout sera détruit en moins d’un quart d’heure. Et Oop, pour l’amour du ciel, tiens ce chat. Pas de carnage, s’il te plaît.
Maxwell se releva, ôta le transposeur et le fourra dans sa poche.
— Je pourrais ouvrir les portes, suggéra Carol et nous le pousserions dehors. Bien entendu je parle des grandes portes.
— Que vaux-tu comme berger de dragon ? demanda Maxwell à Oop.
Le dragon s’était égaré dans le fond du bâtiment et, maintenant il en revenait.
— Oop, dit Carol, aidez-moi à ouvrir les portes. J’ai besoin d’un homme fort.