Au-dessus de lui, il entendit un hurlement effroyable et il vit Sylvester, suspendu, les griffes enfoncées dans le haut du corps du Roulant, labourant de ses pattes arrière la panse transparente dans laquelle se trémoussait l’immonde vermine. Les roues du Roulant roulaient frénétiquement mais elles ne fonctionnaient plus bien, tournant en sens inverse ce qui lui faisait danser un ballet vertigineux. Sylvester était toujours désespérément accroché, occupé à déchirer le ventre du Roulant. On aurait dit qu’ils dansaient la valse.
Une main invisible agrippa Maxwell par le bras et le traîna sans cérémonie. Il heurta le seuil et bientôt la puanteur diminua. Il aspira enfin une bouffée d’air.
Il roula sur lui-même, se mit à quatre pattes et fit un effort pour se relever. Il se frotta les yeux, l’air était encore lourd mais il ne suffoquait plus.
Sharp était allongé contre le mur, en train de haleter et de s’essuyer les yeux. Carol était effondrée sur le sol. Oop tirait Nancy hors de la pièce empuantie de laquelle provenaient les cris du tigre au travail.
Maxwell fit quelques pas en titubant, il ramassa Carol et la balança sur son épaule comme un sac de pommes de terre. Il fit demi-tour et se retrancha dans le couloir.
Il s’arrêta après avoir parcouru une dizaine de mètres et en se retournant, il vit le Roulant se précipiter hors du bureau. Il s’était finalement débarrassé de Sylvester et ses deux roues tournaient à l’unisson. Il s’avança dans le couloir, roulant désespérément, de biais, se heurtant aux murs. Une grande déchirure s’ouvrait au milieu de sa panse et de petits objets blanchâtres en tombaient qui s’éparpillaient sur le sol.
À trois mètres de Maxwell, une des roues se brisa en heurtant le mur et il s’effondra. Lentement, avec une sorte de dignité, il bascula et son ventre ouvert vomit un demi-hectolitre de vermine qui se répandit sur le sol.
Sylvester arriva furtivement, le museau tendu par la curiosité, marchant à longs pas souples sur son ouvrage. Oop et les autres le suivaient.
— Vous pouvez me poser maintenant, dit Carol.
Maxwell la remit sur ses pieds, elle s’appuya contre le mur :
— Je n’ai jamais vu une façon aussi indigne de porter quelqu’un. Vous n’êtes pas galant pour un sou.
— Excusez-moi, dit Maxwell, j’aurais dû vous laisser là-bas.
Sylvester s’était arrêté et il reniflait le Roulant en tendant le cou avec des mines de dégoût et de surprise. Le Roulant ne donnait aucun signe de vie. Satisfait, Sylvester se retira et, accroupi, se mit à faire sa toilette. À côté du corps du Roulant, le tas d’insectes remuait, quelques-uns se dirigèrent même vers le mur.
Sharp fit un crochet en passant devant le Roulant :
— Venez, dit-il, sortons d’ici.
Le couloir empestait encore.
Nancy gémit :
— Mais que signifie toute cette histoire ? Pourquoi M. Marmaduke ?…
— Rien que des insectes puants, dit Oop. Pouviez-vous imaginer cela ? Une race galactique composée d’insectes puants ! Et nous en avions peur !
L’inspecteur Drayton s’avança avec importance :
— Je vais vous demander à tous de me suivre, pour les dépositions.
— Des dépositions ! s’exclama Sharp. Vous devez avoir perdu la tête. Des dépositions en un moment pareil, alors qu’il y a un dragon en liberté et que…
— Mais, protesta Drayton, un extra-terrestre a été tué. Et il ne s’agit pas de n’importe qui, il appartenait à la race qui est peut-être notre ennemie. Cela pourrait avoir des répercussions.
— Inscrivez simplement, dit Oop, « Tué par une bête sauvage ».
— Oop, s’écria Carol, vous n’avez rien trouvé de mieux ? Sylvester n’a rien de sauvage, il est doux comme un chaton, et en plus il n’est pas une bête.
Maxwell regarda autour de lui :
— Où est Fantôme ?
— Il a pris la poudre d’escampette, dit Oop. Comme à chaque fois que les choses se gâtent. C’est un poltron.
— Mais il a dit…
— Il n’y a pas de temps à perdre. O’Toole a besoin de nous.
XXIV
Lorsqu’ils descendirent de la chaussée, ils trouvèrent M. O’Toole qui les attendait :
— Je savais que vous viendriez. Fantôme m’avait dit qu’il vous trouverait. Nous avons bien besoin de quelqu’un pour faire entendre raison aux Trolls qui se sont cachés et baragouinent sous leur pont. Ils ne veulent rien entendre.
— Qu’est-ce que les Trolls ont à voir là-dedans ? demanda Maxwell. Ne pourriez-vous pour une fois les laisser tranquilles ?
M. O’Toole expliqua :
— Les Trolls, aussi infects soient-ils sont peut-être notre seul salut. Ils sont les seuls, parce qu’ils ne sont pas assez civilisés ou pas assez polis, à connaître encore les anciens enchantements. Ils sont spécialisés dans les méchants tours et les enchantements les plus mesquins. Les Fées aussi, bien entendu, ont gardé les pouvoirs traditionnels mais leurs tours sont gentils et aujourd’hui, nous n’avons que faire de gentillesse.
— Pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe exactement ? demanda Sharp. Fantôme ne nous a rien dit.
— Je vais vous raconter, mais mettons-nous en route. Nous n’avons pas de temps à perdre. Les Trolls sont bornés et vous allez avoir besoin de beaucoup de persuasion pour les décider à nous aider. Ils se cachent dans les pierres moussues de leur vieux pont et ils ricanent comme des fous. C’est bien triste à dire mais je crois qu’ils le sont vraiment.
Ils peinaient, en file indienne, le long de la pente rocheuse qui suivait la gorge entre les collines. Le soleil se levait mais le sentier, perdu dans les arbres et bordé de taillis était encore dans l’obscurité. Çà et là, des oiseaux s’éveillaient en gazouillant. Dans le lointain, on entendait le cri d’un raton-laveur.
— Le dragon est revenu auprès de nous, leur expliqua M. O’Toole. C’est le seul endroit sur terre où il pouvait aller pour retrouver les siens. Les Roulants, qui autrefois s’appelaient autrement, l’ont attaqué, en formation, comme des manches à balai. Il ne faut pas qu’ils le fassent tomber car alors ils le captureraient et l’emporteraient rapidement. Il s’est battu avec noblesse mais il commence à être fatigué. Nous devons faire vite pour l’aider…
— Et vous comptez sur les Trolls pour descendre les Roulants, comme ils ont descendu l’avion, dit Maxwell.
— Vous comprenez très facilement, mon ami. C’est exactement à quoi je pense. Mais ces Trolls insensés en font un marché.
— Je ne savais pas, dit Sharp, que les Roulants pouvaient voler. Je ne les ai jamais vus que rouler.
— Ils ont encore beaucoup de ressources, dit O’Toole. Ils peuvent faire sortir de leur corps une foule d’appareils incroyables. Des lance-gaz, des fusils mortels, des fusées pour se transformer en manches à balai d’une rapidité surprenante. Et jamais ils ne font le bien, ils sont pleins de haine et de rancœur. Après toutes ces années passées dans l’oubli de la Galaxie, l’envie les dévore comme un cancer, ils guettent l’occasion de devenir ce qu’ils ne seront jamais, car ce ne sont que des minus.
— Mais pourquoi s’embêter avec les Trolls ? demanda Drayton de mauvaise humeur. Je peux disposer d’avions et de fusils…
— N’essayez pas de vous faire passer pour plus bête que vous n’êtes, lui dit Sharp. Nous ne pouvons lever le petit doigt contre eux. Nous ne pouvons créer d’incident. Les Humains doivent rester en dehors de tout cela. C’est une affaire à régler entre les Petits Hommes et leurs anciens esclaves.