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— Nous vous suivons, mon vieil ami, dit Maxwell. C’est avec plaisir que nous accorderons notre pas au vôtre. Cela fait bien longtemps que nous n’avons pas bu de bière d’Octobre ensemble.

— C’est bien Vrai, dit Churchill faiblement.

Ils commencèrent à gravir le sentier. En haut de la falaise, le château en ruines se détachait nettement sur le ciel pâle.

— Je dois vous demander à l’avance d’excuser le mauvais état du château, leur dit M. O’Toole. Il est rempli de courants d’air porteurs de rhumes, d’infections des sinus et de bien d’autres misères. Le vent souffle méchamment et il y règne une odeur d’humidité et de moisi. Je ne puis arriver à comprendre pourquoi vous autres, humains, ne nous construisez pas des châteaux confortables et qui puissent résister aux intempéries. Ça n’est pas parce qu’autrefois nous vivions dans des ruines que nous avons renoncé au confort. Nous vivions dans ces conditions parce que c’était tout ce que la pauvre Europe avait à nous offrir.

Il reprit sa respiration et continua :

— Je me souviens. Il y a deux mille ans ou plus, nous vivions dans des châteaux flambant neufs. Ils étaient assez rudimentaires, bien sûr, mais les humains à cette époque ne pouvaient faire mieux. Ils travaillaient sans outils, sans machines, de leurs mains nues. Et nous, nous étions forcés de nous cacher dans les fissures des murs, dans les recoins des châteaux à cause de l’ignorance des humains. Ils nous craignaient et nous détestaient et, dans leur bêtise, ils essayaient de nous jeter des sorts. Mais, dit-il avec satisfaction, la plupart n’y réussissaient pas. Alors que nous, sans nous donner le moindre mal, nous pouvions leur jouer des tours et anéantir leurs sorts.

— Vous avez dit il y a deux mille ans, dit Churchill. Vous ne voulez pas dire que…

Maxwell lui fit un signe de la tête pour lui imposer silence.

M. O’Toole s’arrêta au milieu du sentier et jeta à Churchill un regard foudroyant.

— Je me rappelle, dit-il, le jour où les barbares sont venus de cette forêt marécageuse que vous appelez maintenant Europe Centrale, pour frapper aux portes de Rome avec la garde de leurs épées. Nous en avons entendu parler dans les profondeurs des forêts où nous avions élu domicile. Il y avait alors d’autres Petits Hommes qui avaient entendu parler des Thermopyles quelques semaines après l’événement, ils sont morts depuis.

— Je suis désolé, dit Maxwell, tout le monde ne connaît pas les Petits Hommes aussi bien…

— Je vous en prie, dit M. O’Toole, mettez-le au courant.

— C’est vrai, dit Maxwell à Churchill. En tout cas, cela se peut. Ils ne sont pas vraiment immortels mais leur longévité dépasse tout ce que nous connaissons. Ils ont très peu de naissances, car, sinon, la terre ne serait pas assez grande pour eux tous. Mais ils vivent jusqu’à un âge extrêmement avancé.

— C’est, dit M. O’Toole, parce que nous menons une vie très proche de la nature et ne gaspillons pas nos forces comme le font les hommes en soucis futiles. Ce qui, d’ailleurs, anéantit leur vie et leurs espoirs. Mais, ceci est un sujet bien noir pour une si belle après-midi d’automne. Dirigeons plutôt nos pas vers la bière mousseuse qui nous attend au sommet de la colline.

Il se plongea dans le silence et recommença à gravir le sentier d’un pas rapide.

Un être minuscule courait à leur rencontre. Son immense chemise multicolore flottait derrière lui, dans sa course éperdue.

— La bière ! cria-t-il. La bière !

Il s’arrêta en face d’eux trois qui peinaient dans la montée.

— Quoi, la bière ? haleta M. O’Toole. Est-ce que vous voudriez par hasard m’avouer que vous y avez goûté ?

— Elle est aigre, gémit le Lutin, toute la cuvée est aigre !

— Mais, protesta Maxwell qui saisissait l’importance du drame, la bière ne peut tourner.

M. O’Toole fit des bonds de fureur, son visage vira du brun au rouge puis il devint violet. Sa respiration se fit sifflante et haletante.

— Un tour de sorcellerie peut la faire tourner !

Il se retourna et se mit à redescendre le sentier au pas de course, suivi du petit lutin.

— Attendez voir, cria M. O’Toole, laissez-moi mettre la main sur ces ignobles Trolls. Je vais les attraper et je les pendrai dans le soleil jusqu’à ce qu’ils soient complètement desséchés. Je les dépècerai. Je leur donnerai une leçon qu’ils ne seront pas près d’oublier.

Au fur et à mesure qu’il s’éloignait, ses imprécations diminuaient de vigueur pour se transformer en marmonnements inintelligibles alors qu’il se dirigeait à toute vitesse vers le pont sous lequel vivaient les Trolls.

Les deux hommes regardaient avec un mélange de surprise et d’admiration un courroux si superbe et si éclatant.

— Eh bien ! dit Churchill, voilà notre dernière chance de boire de la bière qui s’en va.

IV

Quand Maxwell arriva à la limite du campus, en provenance de l’aéroport par une des chaussées les plus lentes, l’horloge du Hall de la Musique sonnait le premier coup de six heures. Churchill avait pris une autre chaussée et Maxwell en était très content. Pas seulement à cause du dégoût qu’il éprouvait pour cet homme mais aussi parce qu’il voulait se retrouver seul. Il avait envie de faire le voyage seul, les fenêtres ouvertes, sans avoir à parler à personne, en silence. Il voulait s’imprégner du panorama et des sensations que lui apportaient les quelques hectares de bâtiments et de mails. Il rentrait chez lui, dans un lieu chéri.

Le crépuscule baignait le campus comme un divin brouillard, il estompait les contours des bâtisses, transformait les mails en illustrations de livres de contes.

Des groupes d’étudiants bavardaient tranquillement le long des mails, leurs livres ou leurs sacoches sous le bras. Un homme aux cheveux blancs était assis sur un banc. Il regardait jouer deux écureuils sur la pelouse. Deux créatures extraterrestres – des Reptiles – ondulaient le long d’un chemin brumeux, plongées dans une discussion. Un étudiant humain marchait à grands pas en sifflant, le long du trottoir. Son sifflement se répercuta dans les coins tranquilles des bâtiments. En croisant les reptiles, il leva la main pour un salut solennel.

Et partout, se dressaient les arbres, de grands ormes qui étaient là depuis des temps très lointains. Depuis plusieurs générations, ils remplissaient leur rôle de sentinelles vigoureuses.

La grosse horloge commença à sonner l’heure. Son heurtoir de bronze résonnait dans le lointain et il sembla à Maxwell que par la voix de la cloche, c’était le campus en entier qui lui souhaitait la bienvenue. Il se dit que l’horloge était une amie. Pas seulement la sienne, mais celle de tous ceux qui l’entendaient. Elle était la voix du campus. Couché dans son lit, avant de s’endormir, il l’avait écoutée nuit après nuit qui carillonnait et comptait les heures fugitives. Peut-être était-elle davantage qu’une machine à compter le temps, peut-être était-elle aussi un veilleur dont la voix s’élève dans la nuit pour dire que tout va bien.

L’ensemble imposant formé par les bâtiments du Collège du Temps se détacha dans le crépuscule. Son importance faisait paraître la chaussée et le mail plus petits. C’était un grand bloc de plastique et de verre, avec beaucoup de fenêtres éclairées. Tapi à ses pieds se trouvait le musée, sur la façade duquel se balançait une affiche blanche. Dans l’obscurité et à cette distance, il ne pouvait distinguer qu’un mot : SHAKESPEARE.

Il sourit intérieurement. Aux Lettres Anglaises, ils devaient être hors d’eux. Le vieux Chenery et tous les autres n’avaient jamais totalement pardonné au Temps d’avoir prouvé deux ou trois ans auparavant que c’était le duc d’Oxford et non Shakespeare qui avait écrit les pièces de théâtre.