Les Belokaniennes ont rapidement mis sur pied une armée de trois mille fourmis aux abdomens surchargés d'acide formique. Mais la route était longue et, parties à trois mille, elles arrivèrent à cinq cents sur le bord du monde. Là, la bataille fut mémorable. Tout ce qui subsistait encore de la glorieuse armée périt sous des jets d'eau savonneuse. 103 683e fut l'une des rares, sinon la seule, rescapée.
Elle pensa alors rentrer au nid, informer les autres de la mauvaise nouvelle mais sa curiosité fut la plus forte. Plutôt que de revenir, elle décida de surmonter sa peur et de continuer tout droit pour visiter l'autre côté du monde, le pays où vivent les Doigts géants.
Et elle les vit.
La reine de Bel-o-kan se trompait. Trois mille soldates étaient bien incapables de venir à bout de tous les Doigts du monde car ils sont bien plus nombreux qu'on ne l'imagine.
103 683e décrit leur monde. Dans leur zone, les Doigts ont détruit la nature et l'ont remplacée par des objets qu'ils fabriquent eux-mêmes, des objets bizarres car parfaitement géométriques.
Partout, au pays des Doigts, les choses sont lisses, froides, géométriques et mortes.
Mais la vieille exploratrice s'interrompt. Elle hume au loin une présence hostile. Vite, sans réfléchir, avec les douze autres, elle court se cacher. Qui cela peut-il bien être?
21. LOGIQUE PSY
Pour mettre à l'aise ses patients, le médecin avait conçu son cabinet comme un salon. Des tableaux modernes aux grandes flaques rouges parvenaient à ne pas jurer avec des meubles anciens en acajou. Au centre de la pièce, un lourd vase Ming, rouge aussi, s'efforçait de conserver son équilibre sur un frêle guéridon cerclé d'un métal doré.
C'était ici que la mère de Julie avait mené sa fille dès sa première crise d'anorexie. Le spécialiste avait immédiatement soupçonné quelque chose de sexuel. Son père aurait-il abusé d'elle dans son enfance? Un ami de la famille se serait-il permis quelques privautés? L'adolescente aurait-elle subi des attouchements de la part de son professeur de chant?
Cette idée avait révulsé la mère. Elle se figurait sa petite fille aux prises avec ce vieillard. Tout viendrait donc de là…
– Vous avez peut-être raison, car elle présente aussi un autre trouble, comme une phobie. Elle ne supporte pas qu'on la touche.
Pour le spécialiste, il était évident que la petite avait subi un fort choc psychologique et il lui était difficile de croire qu'il soit dû à un simple manque de vocalises.
En fait, le psychothérapeute était convaincu que la plupart de ses clientes avaient été abusées sexuellement dans leur enfance. Il en était tellement persuadé que, lorsqu'il n'y avait pas de traumatisme de ce genre à découvrir derrière un comportement maladif, il proposait à ses patientes de s'en autosuggérer un. Ensuite, il lui était facile de les soigner et elles devenaient ses abonnées à vie.
Lorsque la mère avait téléphoné pour prendre rendez-vous, il lui avait demandé si elle mangeait normalement maintenant.
– Non, toujours pas, avait-elle répondu. Elle chipote, elle refuse d'avaler tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la viande. À mon avis, elle traverse toujours une phase anorexique même si les manifestations en sont moins spectaculaires qu'auparavant.
– Voilà qui explique sans doute son aménorrhée.
– Son aménorrhée?
– Oui. Vous m'avez confié qu'à dix-neuf ans votre fille n'a encore jamais eu ses règles. Il y a là un retard plutôt anormal dans son développement. Qu'elle mange si peu en est probablement la cause. L'aménorrhée est souvent liée à l'anorexie. Le corps possède sa sagesse propre. Il ne produit pas d'ovule s'il ne se sent pas capable de nourrir par la suite un fœtus pour le mener à terme, n'est-ce pas?
– Mais pourquoi se conduit-elle ainsi?
– Julie présente ce que, dans notre jargon, nous appelons un «complexe de Peter Pan». Elle veut retenir son état d'enfance. Elle refuse de devenir adulte. Elle espère, en ne mangeant pas, que son corps ne se développera pas, qu'elle demeurera à jamais une petite fille.
– Je vois, soupira la mère. Ce sont sans doute les mêmes raisons qui font qu'elle ne souhaite pas réussir son baccalauréat.
– Évidemment, le bachot signifie lui aussi un passage à l'âge adulte. Et elle ne veut pas devenir adulte. Alors, Julie se cabre comme un cheval rétif pour ne pas passer cette haie, n'est-ce pas?
Par l'interphone, une secrétaire signala l'arrivée de Julie. Le psychothérapeute la pria de la faire entrer.
Julie était venue en compagnie du chien Achille. Autant profiter de cette séance pour assurer la sortie quotidienne de l'animal.
– Comment allons-nous, Julie? interrogea le psychothérapeute.
La jeune fille contempla cet homme massif, qui transpirait toujours un peu, et sa maigre chevelure nouée en catogan.
– Julie, je suis là pour t'aider, l'assura-t-il d'une voix ferme. Je sais qu'au fond de ton cœur tu souffres de la mort de ton père. Mais les jeunes filles ont leur pudeur et tu n'oses donc pas exprimer ta douleur. Il faut pourtant que tu l'exprimes pour t'en libérer. Sinon, elle macérera en toi comme une bile amère et tu n'en souffriras que davantage. Tu me comprends, n'est-ce pas?
Silence. Aucune expression sur le visage fermé.
Le psychothérapeute quitta son fauteuil et la prit aux épaules.
– Je suis là pour t'aider, Julie, répéta-t-il. Il me semble que tu as peur. Tu es une petite fille qui a peur, seule dans le noir, et qu'il faut rassurer. C'est justement mon travail. Ma tâche est de te redonner confiance en toi, d'effacer tes craintes et de te permettre d'exprimer ce qu'il y a de meilleur en toi, n'est-ce pas?
D'un signe discret, Julie indiqua au chien Achille que le précieux vase chinois contenait un os. Le chien la considéra, paupières tombantes, comprit presque mais n'osa bouger en ce décor inconnu.
– Julie, nous sommes là pour dénouer ensemble les énigmes de ton passé. Nous allons examiner un par un tous les épisodes de ton existence, même ceux que tu t'imagines avoir oubliés. Je t'écouterai et, ensemble, nous verrons comment crever les abcès et cautériser les plaies, n'est-ce pas?
Julie continuait à exciter discrètement le chien. Le chien regardait Julie, regardait le vase et essayait de son mieux de comprendre le lien entre les deux. Son cerveau de chien était très déconcerté car il sentait que la jeune fille lui indiquait qu'il avait quelque chose de très important à faire.
Achille-vase. Vase-Achille. Quel est le rapport? Ce qui contrariait beaucoup Achille dans sa vie de chien était de ne pas trouver les rapports entre les choses ou les événements du monde humain. Il avait mis longtemps à comprendre par exemple le rapport entre le facteur et la boîte aux lettres. Pourquoi cet homme remplissait-il la boîte aux lettres avec des morceaux de papier? Il avait fini par se rendre compte que ce naïf prenait la boîte aux lettres pour un animal se nourrissant de papier. Tous les autres humains le laissaient faire, par pitié probablement.
Mais que voulait Julie à cet instant?
Dans le doute, le setter irlandais jappa. Peut-être cela suffirait-il à la satisfaire?
Le psychothérapeute fixa la jeune fille aux yeux gris clair.
– Julie, je fixe deux objectifs principaux à notre travail commun. D'abord, te redonner confiance en toi-même. Ensuite, mon problème sera de t'enseigner l'humi lité. La confiance est l'accélérateur de la personnalité, l'humilité en est le frein. À partir du moment où l'on maîtrise et son accélérateur et son frein, on contrôle sa destinée et on profite pleinement de la route de la vie. Tu peux comprendre ça, Julie, n'est-ce pas?
Julie consentit enfin à regarder le médecin dans les yeux, et elle lui lança:
– Je m'en fous de votre frein et de votre accélérateur. La psychanalyse n'a été conçue que pour aider les enfants à ne pas reproduire les schémas ratés de leurs parents, voilà tout. Et en général, ça ne marche qu'une fois sur cent. Cessez de vous adresser à moi comme à une gamine nculte. Tout comme vous, j'ai lu l'Introduction à la psychanalyse de Sigmund Freud et vos trucs de psy, je les connais. Je ne suis pas malade. Si je souffre, ce n'est pas d'un manque mais d'un excès. J'ai trop bien compris ce que ce monde a de vieillot, de réactionnaire, de sclérosé. Même votre soi-disant psychothérapie n'est qu'un moyen de macérer encore et encore dans le passé. Je n'aime pas regarder en arrière, et quand je conduis, je ne reste pas les yeux fixés sur le rétroviseur.