Trois coups de maillet d'ivoire. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, une reine fourmi allait témoigner.
Pour que le public n'en perde pas une miette, des caméras à macro-objectifs filmeraient l'accusée dont l'image serait ensuite projetée en direct sur l'écran blanc installé au-dessus du box des accusés.
– Silence. Qu'on amène la prévenue devant la machine «Pierre de Rosette».
Avec une pince à épiler aux embouts protégés de mousse, un policier déposa la fourmi à la marque jaune sur le front dans Péprouvette. Au-dessus étaient disposées les deux antennes de plastique reliées à la «Pierre de Rosette».
L'interrogatoire commença
– Vous vous nommez bien 103e et vous êtes la reine des fourmis rousses?
La fourmi se pencha sur les antennes réceptrices. Elle semblait en effet parfaitement familiarisée avec cet outil. Elle secoua ses antennes et émit un message immédiatement décrypté et traduit par la voix synthétique de la machine.
Je ne suis pas reine, je suis princesse. Princesse 103e.
Le président toussota, ennuyé d'être pris en défaut. Il ordonna au greffier de modifier sur son compte rendu d'audience l'appellation de l'accusée. Très impressionné quand même, il formula avec beaucoup d'égards:
– Votre… Altesse… 103e… consent-elle à répondre à nos questions?
Remous et moqueries dans le prétoire. Mais comment s'adresser à une princesse, fut-elle fourmi, quand on tient à se conformer au protocole?
– Pourquoi avez-vous ordonné à vos troupes de tuer trois policiers dans l'exercice de leurs fonctions? demanda plus carrément le magistrat.
Arthur intervint pour recommander des termes plus simples, plus compréhensibles pour une fourmi et conseilla au président de renoncer au vocabulaire usuel de la justice.
– Bien. Pourquoi vous, Altesse, tuer hommes?
Arthur signala que le langage petit nègre ne convenait pas pour autant aux fourmis. On pouvait rester simple sans renoncer à s'exprimer normalement.
Le juge, qui ne savait plus comment s'y prendre, bafouilla:
– Pourquoi vous avez tué des humains?
La fourmi émit:
Avant de poursuivre plus loin ce débat, j'aperçois ici des caméras qui me filment. Vous, vous me voyez agrandie mais moi, je ne vous vois pas.
Arthur confirma que 103e était habituée à l'usage de la télévision dans ses conversations avec les humains et, par souci d'équité, après un court conciliabule avec ses assesseurs, le président accepta de mettre à la disposition de l'accusée l'un des récepteurs miniatures récupérés dans la pyramide.
Princesse 103e se pencha sur le téléviseur qu'on avait mis devant son éprouvette. Elle vit le visage de son interlocuteur juge et remarqua que c'était un Doigt âgé. Elle l'avait déjà constaté, les Doigts à poils blancs ont généralement dépassé les trois quarts de leur existence. En général, chez les Doigts, les personnes âgées sont mises au rebut. Elle se demanda si elle avait vraiment des comptes à rendre à ce vieux Doigt déguisé avec une tenue noir et rouge. Puis, constatant que personne ne contestait l'autorité du personnage, elle avança ses antennes vers le récepteur phéromonique.
J'ai vu des procès dans des films à la télévision. Normalement, on fait jurer les témoins sur la Bible.
– Vous avez regardé trop de téléfilms américains, s'exclama le président qui avait l'habitude de ce genre de méprise chez ses prévenus mais s'en agaçait toujours. Ici, on ne jure pas sur la Bible.
Patiemment, il expliqua:
– En France, il y a séparation de l'Église et de l'État depuis déjà plus d'un siècle. On prête serment sur l'honneur et non sur la Bible, qui n'est d'ailleurs pas un livre sacré pour tout le monde, dans notre pays.
Princesse 103e comprenait. Ici aussi, il y avait des déistes et des non-déistes et des incompatibilités entre eux. Quand même, la Bible, ça lui aurait bien plu… Mais puisque telle était la coutume à Fontainebleau, elle se résigna:
Je jure de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
L'image de la fourmi dressée sur ses quatre pattes arrière, une patte avant posée sur la paroi de verre près d'elle, était forte. Les flashes crépitèrent. Évidemment, en tenant à rester fidèle aux mœurs doigtesques qu'elle avait si longtemps étudiés, 103e marquait un point. Un proverbe ne conseillait-il pas: «Chez les Doigts, conduis-toi comme les Doigts.»
Les huissiers dispersèrent les photographes. Toutes les personnes présentes dans le prétoire avaient désormais conscience d'assister à un moment historique.
Le président se sentit dépassé, mais fit de son mieux pour n'en rien montrer. Il s'appliqua à s'en tenir à son mode d'interrogatoire habituel.
– Je répète ma question. Votre Altesse, pourquoi avez-vous ordonné à vos troupes de tuer des policiers humains?
La fourmi appliqua ses antennes sur les sondes réceptrices. L'ordinateur se mit à clignoter puis envoya la traduction vers les baffles.
Je n'ai rien ordonné du tout. La notion d'«ordre» n 'existe pas chez les fourmis. Chacune agit comme bon lui semble quand bon lui semble.
– Mais vos troupes ont attaqué des humains! Cela, vous ne le niez pas!
Je n'ai pas de troupes. Du peu que j'en ai vu, ce sont des Doigts qui se sont retrouvés au milieu de notre foule. Rien qu 'en marchant, ils ont dû tuer plus de trois mille des nôtres. Vous manquez tellement de délicatesse à notre égard. Vous ne regardez jamais où vous mettez vos extrémités.
– Mais vous n'aviez rien à faire sur cette colline! s'écria l'avocat général.
L'ordinateur transmit sa phrase.
La forêt est ouverte à tous, que je sache. Je venais rendre visite à des amis Doigts avec lesquels j'avais commencé de nouer des rapports diplomatiques.
– Des amis «Doigts»! Des rapports «diplomatiques». Mais ces gens ne représentent rien du tout. Ils ne disposent d'aucune autorité officielle. Ce ne sont que des fous qui se sont enfermés dans une pyramide en forêt! clama l'avocat général.
La fourmi expliqua patiemment:
Jadis, nous avons essayé d'établir des rapports officiels avec les dirigeants officiels de votre monde, mais ils ont refusé de dialoguer avec nous.
L'avocat général s'avança pour menacer l'insecte du doigt.
– Vous aviez demandé tout à l'heure à prêter serment sur la Bible. Savez-vous au moins ce que signifie pour nous la Bible?
Dans le box des accusés, on frémit. L'avocat général allait-il mettre en échec leur minuscule alliée?
La Bible, ce sont les dix commandements, émit la fourmi qui se souvenait parfaitement du film de Cecil B. De Mille avec Charlton Heston, si fréquemment diffusé.
Arthur soupira de soulagement. On pouvait vraiment compter sur 103e. Il se rappela que Charlton Heston avait toujours été, il ne savait trop pourquoi, l'acteur préféré de la fourmi. Elle n'avait pas vu seulement Les Dix Commandements mais aussi Ben Hur, Soleil vert et deux films qui lui avaient donné grandement à réfléchir: Quand la marabunta gronde, où les fourmis envahissaient le monde, et surtout, La Planètedes singes, qui montrait que les hommes n'étaient pas invincibles et pouvaient être surpassés par d'autres animaux poilus.
Comme le président, l'avocat général s'efforça de dissimuler sa surprise et, rapidement, il enchaîna:
– Admettons. Alors, vous n'êtes pas sans savoir que parmi ces dix commandements, il y en a un qui ordonne: «Tu ne tueras point.»
Arthur sourit intérieurement. L'accusateur public n'avait pas conscience du débat dans lequel il s'engageait.
Mais vous-mêmes avez fait de l'assassinat des bœufs et des poulets une véritable industrie. Et je ne parle pas des corridas où vous transformez la mort d'une vache en spectacle.