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Le magistrat estimait indispensable que champion humain et champion fourmi soient choisis au hasard dans leur population respective. Le juge était conscient d'inventer une jurisprudence en la matière et prenait son rôle très au sérieux.

Un policier et un huissier furent dépêchés dans la rue, à charge pour eux de ramener le premier homme d'aspect convenable passant par là. Ils arrêtèrent un «humain moyen» âgé de quarante ans, cheveux bruns, petite moustache, divorcé, deux enfants. Ils lui expliquèrent ce qu'on attendait de lui.

L'homme fut pris de trac à l'idée de devenir le champion de l'espèce humaine et craignit d'être ridicule. Le policier se demandait s'il n'allait pas devoir recourir à la force pour l'amener devant la cour, mais l'huissier eut la bonne idée de signaler à leur cobaye qu'il passerait le soir même à la télévision. À la pensée d'impressionner ses voisins, il n'hésita plus et les suivit.

À la fourmi que la même équipe assermentée alla ramasser dans le jardin du palais de justice, on ne demanda pas son avis. Ils s'emparèrent de la première qu'ils avisèrent, un insecte de 3, 2 mg, 1, 8 cm de long, à petites mandibules et à chitine noire. Ils vérifièrent que tous ses membres étaient intacts et ses antennes s'agitèrent lorsqu'ils la déposèrent sur une feuille de papier.

Le matériel à mesurer l'intelligence inventé par le juré était déjà en place dans le prétoire. Il s'agissait de douze pièces de bois qu'il fallait emboîter afin de former un promontoire permettant d'atteindre une poire électrique rouge suspendue au-dessus d'eux.

Le premier des deux compétiteurs qui la toucherait enclencherait une sonnerie électrique et serait déclaré vainqueur.

Si toutes les pièces étaient exactement semblables pour l'un et l'autre, évidemment, l'échelle variait. L'échafaudage humain s'élèverait à trois mètres une fois monté, l'échafaudage fourmi: à trois centimètres.

Pour intéresser la fourmi à son travail, le juré enduisit sa poire rouge de miel. On disposa des caméras devant chacun des concurrents et le président donna le signal du départ.

L'humain s'était familiarisé dès sa plus tendre enfance avec les jeux de construction. Il se mit aussitôt à empiler méthodiquement ses pièces, soulagé de se voir proposer un test aussi simple.

La fourmi, de son côté, tournoyait, affolée de se retrouver dans un lieu étranger, avec autant d'odeurs et de lumière, loin de ses repères habituels. Elle se plaça sous la poire, renifla le doux arôme du miel et l'excitation la gagna. Ses antennes tournicotaient. Elle se dressa sur ses quatre pattes arrière, tenta d'attraper la poire et n'y arriva pas.

L'avocat général laissa sans broncher l'huissier rapprocher les morceaux de bois de l'insecte pour mieux lui faire comprendre qu'elle devait les assembler pour s'élever jusqu'à la poire. La fourmi considéra les bouts de bois et, à l'hilarité générale, les attaqua à la mandibule afin de les manger car ils étaient légèrement imprégnés d'odeur de miel.

La fourmi s'agitait, tenaillait, restait sous la poire rouge mais ne présentait aucun comportement susceptible de lui permettre de l'atteindre.

Encouragé par les siens, en revanche, l'humain était sur le point d'achever son ouvrage alors que la fourmi n'avait encore rien fait, sinon abîmer ses bouts de bois et revenir sous la poire pour tenter de l'attraper en se dressant sur ses pattes arrière et en brassant l'air de ses pattes avant. Elle claquait des mandibules, faisait du surplace et n'arrivait à rien.

L'humain n'avait plus que quatre morceaux de bois à assembler quand, très énervée, la fourmi abandonna soudain sa position sous la poire et s'en alla. On n'avait pas pensé à lui mettre de mur.

Toute l'assistance pensait qu'elle avait renoncé et s'apprêtait à plébisciter son adversaire quand elle revint, accompagnée d'une autre fourmi. Elle lui dit quelque chose avec ses antennes et l'autre se plaça d'une certaine manière pour lui faire la courte échelle.

Du coin de l'œil, l'humain aperçut la manœuvre et accéléra encore son travail. Il y était presque quand, à une seconde près, la cloche des fourmis retentit en premier.

Dans le prétoire, ce fut le tumulte. Certains huaient, d'autres applaudissaient.

L'avocat général prit la parole:

– Vous l'avez tous vu: la fourmi a triché. Elle s'est fait aider par une comparse, ce qui prouve bien que l'intelligence myrmécéenne est collective et non individuelle. Seule, une fourmi n'est capable de rien.

– Mais non, le contredit Julie. Simplement, les fourmis ont compris qu'à deux, on résout beaucoup plus facilement un problème que tout seul. C'était d'ailleurs la devise de notre Révolution des fourmis: 1 + 1=3. L'addition des talents dépasse leur simple somme.

L'avocat général ricana.

– 1 + 1 = 3 est un mensonge mathématique, un péché contre le bon sens, une insulte à la logique. Si ces sottises conviennent aux fourmis, tant mieux pour elles. Nous autres, hommes, ne faisons confiance qu'à la science pure et non aux formules ésotériques.

Le juge frappa de son maillet.

– Ce test n'est effectivement pas concluant. Il faut en imaginer un autre où, cette fois, un seul humain n'aura affaire qu'à une seule fourmi. Et quel qu'en soit le résultat, il sera entériné.

Le magistrat convoqua le psychologue délégué auprès de la cour d'assises et lui demanda de concocter le test objectif et incontestable en question.

Puis il accorda une interview exclusive au journaliste vedette de la principale chaîne nationale.

– Ce qui se passe ici est très intéressant, et je pense que les Parisiens devraient venir nombreux à Fontaine bleau pour assister aux audiences et soutenir la cause humaine.

230. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE: OPINION

Saliveuse: 10e.

OPINION:

Les Doigts sont de moins en moins capables de se faire une opinion personnelle.

Alors que tous les animaux pensent par eux-mêmes et se forgent une opinion par rapport à ce qu 'ils voient et à ce que leur expérience leur a appris, les Doigts pensent tous la même chose, c 'est-à-dire qu 'ils reprennent à leur compte l'opinion émise par le présentateur du journal télévisé de vingt heures.

On peut appeler cela leur «esprit collectif».

231. ON LA VOIT DE LOIN

Le psychologue réfléchit longuement. Il consulta des collègues, des responsables de la rubrique jeux dans des magazines, des inventeurs de jeux patentés dans le commerce. Créer une règle du jeu valable à la fois pour des humains et des fourmis, quelle gageure! Et puis, quel jeu prouverait incontestablement l'intelligence?

Il y avait le go, les échecs, les dames, mais comment expliquer leurs règles à une fourmi. Ils appartenaient à la culture humaine, tout comme le mah-jong, le poker ou la marelle. À quoi peuvent bien jouer les fourmis?

Le psychologue pensa d'abord au mikado. Les fourmis devaient avoir l'habitude de dégager les brindilles dont elles avaient besoin parmi d'autres brindilles, inutilisables pour elles. Il dut y renoncer. Le mikado était une épreuve de dextérité, pas une épreuve d'intelligence. Il y avait encore les osselets, mais les fourmis n'avaient pas de mains.

À quoi jouent les fourmis? Le jeu parut au psychologue une spécificité humaine. Les fourmis ne jouent pas. Elles découvrent des terrains, elles se battent, elles rangent les œufs et la nourriture. Chacun de leurs gestes a une utilité précise.

L'expert en déduisit qu'il fallait trouver une épreuve correspondant à une situation pratique, familière à toutes les fourmis. L'exploration d'un chemin inconnu, par exemple.

Après avoir soupesé beaucoup de pour et de contre, le psychologue suggéra un test lui paraissant universeclass="underline" une course dans un labyrinthe. N'importe quelle créature enfermée dans un lieu qu'elle ne connaît pas cherche à en sortir.