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La fourmi regarda, ébahie, le compteur bloqué sur le chiffre deux.

Il se produisit en 103e quelque chose d'inattendu, une pression piquante qui montait dans son cerveau. Peut-être dû à toutes les émotions qu'elle avait connues jusqu'à cet instant, un mélange phéromonal bizarre était en train de donner naissance à une molécule inconnue dans son esprit. Reine 103e était incapable de maîtriser ce qui lui arrivait. La pression montait, pétillait, irrépressible, mais pas du tout désagréable.

Toutes les tensions issues des dangers traversés se mirent à disparaître les unes après les autres, comme par enchantement.

La pression gagnait maintenant ses antennes. Cela ressemblait à ce qu'elle avait ressenti lorsqu'elle avait fait l'amour avec 24e. Ce n'était pas de l'amour. C'était, c'était…

L'humour!

Elle éclata de rire, ce qui chez elle se manifesta par des hochements de tête incontrôlables, l'émission d'un peu de bave et des tremblements de mandibules.

239. ENCYCLOPEDIE

HUMOUR: Le seul cas d'humour animal recensé dans les annales scientifiques a été rapporté par Jim Anderson, primatologue à l'université de Strasbourg. Ce scientifique a consigné le cas de Koko, un gorille initié au langage gestuel des sourds-muets. Un expérimentateur lui demandant un jour de quelle couleur était une serviette blanche, il fit le geste signifiant «rouge». L'expérimentateur répéta la question en brandissant dûment la serviette devant les yeux du singe, obtint la même réponse et ne comprit pas pourquoi Koko s'obstinait dans son erreur. L'humain commençant à perdre patience, le gorille s'empara de la serviette et lui montra le petit ourlet rouge tissé sur son rebord. Il présenta alors ce que les primatologues appellent «la mimique du jeu», c'est-à-dire un rictus, babines retroussées, dents de devant exhibées, yeux écarquillés. Peut-être s'agissait-il d'humour…

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.

240. RENCONTRE AVEC QUELQU'UN D'ÉTONNANT

Les doigts s'entremêlèrent. Les danseurs enlacèrent fermement leurs cavalières.

Bal au château de Fontainebleau.

En l'honneur du jumelage de la ville avec la cité danoise d'Esjberg, il y avait fête en la demeure historique. Échange de drapeaux, échange de médailles, échanges de cadeaux. Représentations de danses folkloriques. Chorales locales. Présentation du panneau: «FONTAINEBLEAU – HACHINOÉ – ESJBERG: VILLES JUMELÉES», qui marquerait désormais l'entrée des trois lieux.

Dégustation enfin d'aquavit et d'eau-de-vie de prune française.

Des voitures arborant les drapeaux des deux nations se garaient encore dans la cour centrale et des couples de retardataires en sortaient, en vêtements de gala.

Des officiels danois faisaient la courbette à leurs homologues français, lesquels leur serraient la main. Puis on échangeait sourires, cartes de visite et on se présentait les épouses.

L'ambassadeur du Danemark s'approcha du préfet et lui glissa à l'oreille:

– J'ai vaguement suivi cette histoire de procès de fourmis. Comment ça a fini, au juste?

Le préfet Dupeyron cessa de sourire. Il se demandait à quel point son interlocuteur avait suivi l'affaire. Il avait dû lire probablement un ou deux articles dans les journaux. Il éluda.

– Bien. Bien. Merci de vous intéresser à nos affaires locales.

– Mais pouvez-vous m'en dire plus, est-ce que les gens de la pyramide ont été condamnés?

– Non, non. Les jurés ont été très cléments. On leur à juste demandé de ne plus construire de maison en forêt.

– Mais l'on m'a dit qu'on parlait aux fourmis avec une machine?

– Ce sort des exagérations de journalistes. Ils se sont laissé berner et puis vous savez comment ils sont: prêts à monter n'importe quelle histoire en épingle pour vendre leurs feuilles de chou.

L'ambassadeur du Danemark insista.

– Mais, quand même, il y avait bien une machine qui permettait de parler en transformant les phéromones des fourmis en parole; humaines.

Le préfet Dupeyron éclata de rire.

– Ah! vous y avez cru vous aussi? C'était un pur canular. Un aquarium, une fiole, un écran d'ordinateur: Cette machine ne fonctionnait pas. C'était l'un de leurs comparses qui, placé à l'extérieur, répondait en se faisant passer pour une fourmi. Les gens naïfs y ont peut-être cru mais l'affaire a été éventée.

Le Danois se servit un canapé au hareng sucré qu'il happa avec un verre d'alcool.

– La fourmi ne parlait donc pas?

– Les fourmis parleront le jour où les poules auront des dents!

– Hmm…, dit l'ambassadeur, il paraît que les poules sont des descendantes lointaines des dinosaures, elles ont donc peut-être déjà eu des dents…

– La conversation agaçait de plus en plus le préfet. Il tenta de s'esquiver. Mais l'ambassadeur lui prit le bras et insista:

– Et cette fourmi 103e?

– Après le procès, toutes les fourmis ont été relâchées dans la nature. Nous n'allions pas nous ridiculiser en condamnant des fourmis! Elles se feront normalement écraser par les enfants et les promeneurs.

Autour d'eux, de plus en plus de gens déployaient l'antenne de leur téléphone portable. Chacun, grâce à ces antennes artificielles, dialoguait en permanence ailleurs, tout en restant là.

L'ambassadeur se gratta le sommet du crâne.

– Et les jeunes qui ont occupé le lycée au nom de la Révolution des fourmis?

– Ils ont été libérés, eux aussi. Je crois qu'ils n'ont pas poursuivi leurs études mais qu'ils ont tous plus ou moins monté des petites entreprises d'informatique ou de services. Ça marche d'ailleurs pas mal à ce que l'on dit. Moi, je suis pour qu'on encourage les jeunes à se lancer dans les projets qui les intéressent.

– Et le commissaire Linart?

– Il a fait une mauvaise chute dans les escaliers.

L'ambassadeur commençait à perdre patience.

– A vous entendre, on croirait qu'il ne s'est rien passé!

– Je crois qu'on a beaucoup exagéré cette histoire de «Révolution des fourmis» et de procès d'insectes. Entre nous…

Il lui fit un clin d'œil.

– … C'était un peu nécessaire pour relancer le tourisme dans la région. Depuis cette histoire, la forêt accueille deux fois plus de promeneurs. C'est bien. Ça aère les poumons des gens et ça fait vivre le petit commerce local. En outre, le fait que vous vouliez vous jumeler avec notre ville doit être un peu lié à cette histoire, non?

Le Danois consentit enfin à se détendre.

– Oui, un peu, je l'avoue. Dans notre pays, ce drôle de procès a intéressé tout le monde. Certains ont meme pensé qu'il pourrait y avoir réellement un jour une ambassade fourmi auprès des hommes et une ambassade humaine auprès des fourmis.

Dupeyron eut un petit rire diplomatique.

– Il est important d'entretenir les légendes forestières. Aussi farfelues soient-elles. Pour ma part, je regrette que depuis le début du vingtième siècle il n'y ait plus d'auteurs de légendes. On dirait que ce genre littéraire est complètement tombé en désuétude. Toujours est-il que cette «mythologie» des fourmis de la forêt de Fontainebleau s'est avérée bonne pour le tourisme.

Là-dessus Dupeyron consulta sa montre, c'était l'heure du discours. Il monta sur l'estrade. Sentencieusement il sortit sa «feuille habituelle de jumelage» déjà très écornée et très jaunie, puis il déclara:

– Je lève mon verre à l'amitié entre les peuples et à la compréhension entre les êtres de bonne volonté de toutes les contrées. Vous nous intéressez et j'espère que nous vous intéressons. Quelles que soient les mœurs, les traditions, les technologies, je crois que nous nous enrichissons mutuellement, d'autant que nos différences sont importantes…