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Les apprivoiser? s'exclament ses interlocutrices, surprises.

Mais oui! Les fourmis apprivoisent déjà des multitudes de bêtes: pucerons, cochenilles… Alors, pourquoi pas les Doigts? Après tout, les Doigts nourrissent bien, déjà les blattes. Ce que les blattes réussissent pourrait être reproduit ici, à beaucoup plus grande échelle.

103 683e, qui a dialogué avec les Doigts, estime qu'il ne s'agit pas que de monstres insensés et semeurs de mort. Il faut nouer avec eux des relations diplomatiques, coopérer afin que les Doigts bénéficient du savoir des fourmis et, réciproquement, les fourmis de celui des Doigts.

Elle est revenue afin de transmettre cette suggestion à toute son espèce. Que les douze exploratrices lui apportent leur soutien. Si l'idée n'est pas facile à faire accepter par l'ensemble des fourmis, l'effort en vaut la peine.

L'escouade est stupéfiée. Son séjour parmi ces êtres bizarres a troublé l'entendement de 103 683e. Coopérer avec les Doigts! Les apprivoiser comme de simples troupeaux de pucerons!

Autant faire alliance avec les habitants les plus féroces de la forêt, les plus énormes lézards, par exemple. D'ailleurs, les fourmis n'ont pas coutume de nouer des alliances avec qui que ce soit. Elles ne parviennent déjà pas à s'entendre entre elles. Le monde n'est que conflits. Guerres de castes, guerres de cités, guerres de quartiers, guerres fratricides…

Et cette vieille exploratrice au front sali et à la carapace marquée des coups reçus toute une existence durant propose de faire alliance avec des… Doigts! Des êtres si colossaux qu'on n'en aperçoit ni la bouche ni les yeux!

Quelle idée saugrenue.

103 683e insiste. Elle répète encore et encore que, là-haut, des Doigts, certains Doigts en tout cas, entretiennent ce même objectif: parvenir à une coopération fourmis-Doigts. Elle soutient qu'il ne faut pas mépriser ces animaux sous prétexte qu'ils sont différents et méconnus.

On a toujours besoin d'un plus grand que soi, affirme-t-elle.

Après tout, les Doigts savent abattre très rapidement un arbre entier et le découper en tronçons. Ils sont susceptibles de devenir des alliés militaires très intéressants. En cas de coalition, il suffira de leur indiquer à quelle cité s'en prendre pour qu'ils l'éventrent aussitôt.

La guerre étant la première préoccupation des fourmis, l'argument porte. La vieille fourmi rousse s'en rend compte et renchérit:

Vous vous rendez compte: de quelle force nous disposerions si nous alignions dans une bataille une légion de cent Doigts apprivoisés!

Blottie dans l'anfractuosité du hêtre, l'escouade est consciente de vivre un moment crucial dans l'histoire des fourmis. Si cette vieille soldate parvient à les convaincre, elle pourra peut-être un jour convaincre la fourmilière en son entier. Et alors…

24. BAL MAGIQUE AU CHÂTEAU

Les doigts s'entremêlèrent. Les danseurs enlacèrent fermement leurs cavalières.

Bal au château de Fontainebleau.

En l'honneur du jumelage de la ville de Fontainebleau avec la cité nippone d'Hachinoé, il y avait fête en la demeure historique. Échange de drapeaux, échange de médailles, échange de cadeaux. Représentations de danses folkloriques. Chorales locales. Présentation du panneau: «FONTAINEBLEAU-HACHINOÉ: VILLES JUMELÉES», qui marquerait désormais l'entrée des deux lieux.

Dégustation enfin de saké japonais et d'eau-de-vie de prune française.

Des voitures arborant les drapeaux des deux nations se garaient encore dans la cour centrale et des couples de retardataires en sortaient, en vêtements de gala.

Encore drapées dans le noir de leur deuil, Julie et sa mère débouchèrent dans la salle de bal. La jeune fille aux yeux gris clair n'était guère habituée à un tel déploiement de luxe.

Au centre de la pièce illuminée, un orchestre à cordes entamait une valse de Strauss et les couples virevoltaient, mêlant le noir du smoking des hommes au blanc des robes de soirée des femmes.

Des serveurs en livrée circulaient, portant sur des plateaux d'argent des rangées de petits-fours multicolores alignés dans leurs barquettes en papier.

Les musiciens accélérèrent: le tourbillon final du Beau Danube bleu. Les couples ne furent plus que toupies noires et blanches exhalant des parfums lourds.

Le maire attendit la pause pour prononcer son discours. Rayonnant, il dit sa satisfaction devant ce jumelage de sa chère ville de Fontainebleau et de celle, si amicale, d'Hachinoé. Il loua l'indéfectible amitié nippo-française et espéra qu'elle durerait à jamais. Il énuméra les principales personnalités présentes: grands industriels, émi-nents universitaires, hauts fonctionnaires, militaires gradés, artistes renommés. Tout le monde applaudit très fort.

Le maire de la cité japonaise répondit par un petit exposé sur le thème de la compréhension entre les cultures, si différentes soient-elles.

– Nous avons cependant, vous ici et nous là-bas, la même chance de vivre dans de petites villes paisibles; la beauté de la nature y croît au rythme des saisons et ajoute aux talents des hommes, déclara-t-il.

Sur ces fortes paroles et de nouveaux applaudissements, la valse reprit. Pour varier les plaisirs, les danseurs s'accordèrent pour tourner cette fois dans le sens inverse des aiguilles d'une montre.

Difficile de s'entendre dans un tel brouhaha. Julie, sa mère et Achille s'assirent à une table dans un coin où le préfet vint les saluer. Il était accompagné d'un homme plutôt grand, blond, au visage mangé par deux immenses yeux bleus.

– Voici le commissaire divisionnaire Maximilien Linart, dont je vous ai déjà parlé, précisa le préfet. Il est chargé de l'enquête sur la mort de votre mari. Vous pouvez avoir toute confiance en lui. C'est un policier hors pair. Il enseigne à l'école de police de Fontainebleau. Il saura déterminer rapidement les causes du décès de Gaston.

L'homme tendit la main. Échange de sueurs métacarpiennes.

– Enchantée.

– Enchantée.

– Moi de même.

N'ayant rien d'autre à ajouter, ils se retirèrent. Julie et sa mère contemplèrent à distance la fête qui battait son plein.

– Vous dansez, mademoiselle?

Un jeune Japonais, très guindé, s'inclinait devant Julie.

– Non, merci, répondit-elle.

Surpris par cette rebuffade, le Japonais resta un instant indécis, se demandant ce qu'exigeait la politesse française quand un cavalier était éconduit lors d'une manifestation officielle. La mère vint à sa rescousse:

– Excusez ma fille. Nous sommes en deuil. En France, le noir est la couleur du deuil.

À la fois soulagé de n'être pas personnellement en cause et confus d'avoir commis une bévue, le garçon se cassa en deux devant la table.

– Pardonnez-moi de vous avoir dérangées. Chez nous, c'est le contraire, le blanc est la couleur du deuil.

Le préfet décida de donner du piquant à la soirée en racontant une blague à un petit groupe de convives qui l'entouraient:

– C'est un Esquimau qui creuse un trou dans la glace. Il lance son fil de pêche avec un hameçon et un appât. Il attend, lorsque soudain résonne une voix très forte qui fait trembler le soclass="underline" «IL N'Y A PAS DE POISSON ICI!» Apeuré, l'Esquimau s'en va un peu plus loin creuser un autre trou. Il lance son hameçon et attend. La voix terrible tonne à nouveau: «IL N'Y A PAS DE POISSON ICI NON PLUS.» L'Esquimau va encore plus loin creuser un troisième trou. À nouveau la voix se manifeste: «PUISQUE JE vous DIS QU'IL N'Y A PAS DE POISSON ICI!» L'Esquimau fouille des yeux les alentours, n'y voit personne et, de plus en plus effrayé, lève son regard vers le cieclass="underline" «Qui me parle? Est-ce Dieu?» Et la voix puissante de retentir: «NON. C'EST LE DIRECTEUR DE LA PATINOIRE…»

Quelques rires. Félicitations. Puis deuxième vague de rires pour ceux qui ont compris à retardement.