Ensuite, au cours de la vie adulte, les phases de sommeil paradoxal se réduisent avec l'âge pour ne plus constituer qu'un dixième, sinon un vingtième de la totalité du temps de sommeil. L'expérience est vécue comme un plaisir et peut provoquer des érections chez les hommes. Il semblerait que, chaque nuit, nous ayons un message à recevoir. Une expérience a été réalisée: un adulte a été réveillé au beau milieu de son sommeil paradoxal et prié de raconter à quoi il était en train de rêver à ce moment. On l'a ensuite laissé se rendormir pour le secouer de nouveau à la phase de sommeil paradoxal suivante. On a constaté ainsi que, même si l'histoire des deux rêves était différente, ils n'en présentaient pas moins un noyau commun. Tout se passe comme si le rêve interrompu reprenait d'une manière différente pour faire passer le même message.
Récemment, des chercheurs ont émis une idée nouvelle. Le rêve serait un moyen d'oublier les pressions sociales. En rêvant, nous désapprenons ce que nous avons été contraints d'apprendre dans la journée et qui heurte nos convictions profondes. Tous les conditionnements imposés de l'extérieur s'effacent. Tant que les gens rêvent, impossible de les manipuler complètement. Le rêve est un frein naturel au totalitarisme.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.
13. SEULE PARMI LES ARBRES
C'est le matin. Il fait encore nuit mais il fait déjà chaud. C'est là l'un des paradoxes du mois de mars.
La lune éclaire les ramées comme un astre bleuté. Cette lueur la réveille et lui insuffle l'énergie nécessaire pour reprendre son cheminement. Depuis qu'elle s'avance seule dans cette immense forêt, elle ne connaît pas beaucoup de répit. Araignées, oiseaux, cicindèles, fourmilions, lézards, hérissons et même phasmes se liguent pour l'agacer.
Elle ne connaissait pas tous ces soucis quand elle vivait là-bas, en ville, avec les autres. Son cerveau se branchait alors sur l'«esprit collectif» et elle n'avait même pas besoin de fournir un effort personnel pour réfléchir.
Mais là, elle est loin du nid et des siens. Son cerveau est bien obligé de se mettre en fonctionnement «individuel». Les fourmis ont la formidable capacité de disposer de deux modes de fonctionnement: le collectif et l'individuel.
Pour l'instant, le mode individuel est sa seule possibilité et elle trouve assez pénible de devoir sans cesse penser à soi pour survivre. Penser à soi, à la longue, cela entraîne la peur de mourir. Peut-être est-elle la première fourmi qui, à force de vivre seule, en vient à craindre la mort en permanence.
Quelle dégénérescence!…
Elle avance sous des ormes. Le vrombissement d'un hanneton ventripotent lui fait lever la tête.
Elle réapprend comme la forêt est extraordinaire. Au clair de lune, tous les végétaux virent au mauve ou au blanc. Elle dresse ses antennes et repère une violette des bois recouverte de papillons farceurs qui lui sondent le cœur. Plus loin, des chenilles au dos tigré broutent des feuilles de sureau. La nature semble s'être faite encore plus belle pour célébrer son retour.
Elle trébuche sur un cadavre sec. Elle recule et observe. Il y a là un amoncellement de fourmis mortes, regroupées en spirale. Il s'agit de fourmis noires moissonneuses. Elle connaît ce phénomène. Ces fourmis se sont trop éloignées du nid et lorsque la rosée froide de la nuit est tombée, ne sachant où aller, elles se sont disposées en spirale et elles ont tourné, tourné jusqu'à leur fin. Quand on ne comprend pas le monde dans lequel on vit, on tourne en rond jusqu'au trépas.
La vieille fourmi rousse s'approche pour, du bout de ses antennes, mieux examiner la catastrophe. Les fourmis du bord de la spirale sont mortes les premières et ensuite celles du centre.
Elle considère cette étrange spirale de mort, soulignée par la lueur mauve de la lune. Quel comportement primaire! Il suffisait de se mettre à l'abri d'une souche ou de creuser un bivouac dans la terre pour se protéger du froid. Ces sottes fourmis noires n'ont imaginé rien d'autre que de tourner et tourner comme si la danse pouvait conjurer le danger.
Décidément, mon peuple a encore beaucoup à apprendre, émet la vieille fourmi rousse.
En passant sous des fougères noires, elle reconnaît des parfums de son enfance. Les exhalaisons de pollen l'enivrent.
Il en a fallu du temps pour parvenir à une telle perfection.
D'abord, les algues vertes marines, ancêtres de tous les végétaux, ont atterri sur le continent. Pour s'y accrocher, elles se sont transformées en lichens. Les lichens ont mis alors au point une stratégie de bonification du sol afin de créer un terreau favorable à une seconde génération de plantes qui, grâce à leurs racines plus profondes, ont pu pousser plus grandes et plus solides.
Chaque plante possède désormais sa zone d'influence mais il subsiste encore des aires de conflit. La vieille fourmi voit une liane de figuier étrangleur partir hardiment à l'assaut d'un merisier impassible. Dans ce duel, le pauvre merisier n'a aucune chance. En revanche, d'autres figuiers étrangleurs qui se figurent aptes à venir à bout d'un plant d'oseille s'étiolent, empoisonnés par sa sève toxique.
Plus loin, un sapin laisse s'abattre ses épines pour rendre le sol acide au point d'exterminer toutes les herbes parasites et les petites plantes concurrentes.
À chacun ses armes, à chacun ses défenses, à chacun ses stratagèmes de survie. Le monde des plantes est sans pitié. Seule différence peut-être avec le monde animal, les assassinats végétaux se déroulent plus lentement et, surtout, en silence.
Certaines plantes préfèrent l'arme blanche au poison. Sont là, pour le rappeler à la fourmi promeneuse, les griffes des feuilles de houx, les lames de rasoir des chardons, les hameçons des passiflores et jusqu'aux piquants des acacias. Elle traverse un bosquet qui ressemble à un couloir tout empli de lames effilées.
La vieille fourmi lave ses antennes puis les dresse en panache au-dessus de son crâne pour mieux capter toutes les fragrances qui circulent dans l'air. Ce qu'elle cherche: un relent de la piste odorante qui mène à son pays natal. Car maintenant, chaque seconde compte. Elle doit à tout prix avertir sa cité avant qu'il ne soit trop tard.
Des bouffées de molécules odorantes lui apportent toutes sortes d'informations sans aucun intérêt sur la vie et les mœurs des animaux du coin.
Elle adapte pourtant le rythme de sa marche pour ne rien perdre des odeurs qui l'intriguent. Elle s'insinue dans le flux des courants d'air pour identifier des parfums inconnus. Mais elle n'arrive à rien et cherche une méthode.
Elle gravit le promontoire que forme le sommet d'une souche de pin, se cambre et doucement fait tournoyer ses appendices sensoriels. Selon l'intensité de ses mouvements antennaires, elle capte toute une gamme de fréquences odorantes. À 400 vibrations-seconde, elle ne perçoit rien de spécial. Elle accentue les mouvements de son radar olfactif. 600, 1 000, 2 000 vibrations-seconde. Toujours rien d'intéressant. Elle ne reçoit que des fragrances de végétaux et d'insectes non-fourmis: parfums de fleurs, spores de champignons, odeurs de coléoptères, de bois pourrissant, de feuilles de menthe sauvage…