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On pouvait penser qu’elle travaillait dans un restaurant de spécialités indiennes. Elinborg était assez familière de cette cuisine, elle avait publié un livre avec quelques recettes de ce type, accompagnées de beaucoup d’autres, et qui s’intitulait Des feuilles et des lys. Elle s’était intéressée à cette cuisine-là et se pensait assez bien documentée. Elle possédait deux jeux de terres cuites indiennes destinées à la confection de ces plats. En Inde, on plaçait le récipient dans la terre et on le chauffait à l’aide de charbon de bois afin de s’assurer que la viande soit cuite de façon homogène et à une température très élevée. Elinborg avait parfois enterré ses terres cuites dans son jardin, mais en général, elle se contentait de les mettre au four ou de les placer sous des charbons de bois dans un vieux barbecue. C’était surtout la marinade qui faisait la différence pour les papilles. Elinborg mélangeait toutes sortes d’épices en quantité précise et selon son goût dans du yaourt nature : si elle voulait que le plat prenne une couleur rouge, elle prenait des graines d’annate en poudre et si elle le préférait jaune, elle utilisait du safran. En général, elle s’amusait avec un mélange de piment de Cayenne, de coriandre, de gingembre et d’ail en plus du garam masala qu’elle confectionnait à partir de cardamome, de cumin, de cannelle, d’ail et de poivre noir séchés ou grillés qu’elle relevait d’un soupçon de muscade. Elle s’était également essayée à y incorporer quelques plantes aromatiques issues de la flore islandaise avec des résultats assez concluants en utilisant par exemple du thym arctique, des racines d’angélique, des feuilles de pissenlit et du céleri des montagnes. Elle enduisait la viande, le plus souvent du porc ou du poulet, avec la marinade et laissait ensuite reposer pendant quelques heures avant de la placer dans son plat en terre cuite.

Parfois, quelques gouttes du mélange tombaient sur les charbons incandescents et on percevait encore plus clairement la forte odeur de tandoori qu’elle avait sentie dans ce châle. Elle s’imaginait que sa propriétaire travaillait dans le domaine de la cuisine indienne, mais il était également possible que, tout comme elle, elle se passionne pour les cuisines venues d’Extrême-Orient et peut-être plus spécialement pour le tandoori. Peut-être possédait-elle aussi une terre cuite et l’ensemble des épices qui rendaient ces plats à ce point irrésistibles.

Le couple âgé avait quitté les lieux et les trois hommes était partis dès la fin de leur match de football. Elinborg s’attarda encore un moment avant de se lever pour aller régler sa note à la femme derrière le comptoir qu’elle remercia pour ce succulent repas. Elles discutèrent du pain qu’Elinborg avait trouvé délicieux et l’hôtesse se permit de lui demander ce qui l’amenait au village. Elle le lui dit.

— Il était à l’école primaire avec mon fils, observa l’hôtesse.

À l’étroit dans son débardeur noir, elle avait des bras bien en chair et une opulente poitrine sous son grand tablier.

— Ça m’a fait froid dans le dos, ajouta-t-elle en précisant qu’elle avait appris la découverte de son corps aux informations.

Le nom de Runolfur était sur toutes les lèvres.

— Vous le connaissiez peut-être ? s’enquit Elinborg.

Elle jeta un œil à la fenêtre : il s’était remis à neiger.

— Ici, tout le monde se connaît. Runolfur était un garçon comme les autres, peut-être un peu difficile. Il a quitté le village à la première occasion, comme la plupart des jeunes. Je n’ai pas grand-chose à dire de lui. Je sais que Kristjana se montrait assez dure. Elle avait la main leste quand il faisait des bêtises. C’est une sacrée bonne femme. Elle a travaillé à l’usine de poisson jusqu’à ce qu’ils mettent la clef sous la porte.

— Avait-il conservé quelques amis ici ?

La femme aux bras charnus s’accorda un instant de réflexion.

— Ils sont tous partis, enfin, je crois. La population a diminué de moitié en à peine dix ans.

— Je comprends, observa Elinborg. Eh bien, je vous remercie.

Elle s’apprêtait à sortir quand son regard se posa sur un présentoir où des cassettes vidéo voisinaient avec quelques DVD, dans le recoin près de la porte. Elinborg ne regardait que peu de films, et le faisait surtout quand ses fils rentraient à la maison avec quelque chose d’intéressant. Elle laissait de côté les policiers et n’avait que peu d’indulgence pour les romances. Les comédies convenaient mieux à son caractère. Theodora partageait ses goûts et parfois, elles louaient toutes les deux des films comiques pendant que Teddi et les garçons regardaient des films d’action.

Elinborg parcourut le présentoir et tomba sur un ou deux titres qui lui disaient vaguement quelque chose. Une jeune fille d’une vingtaine d’années en quête d’un film lui lança un regard et la salua.

— Vous êtes le flic de Reykjavik ? demanda-t-elle.

Elinborg supposa que la nouvelle de son arrivée s’était répandue comme une traînée de poudre.

— Oui, répondit-elle.

— Il y en a un ici qui le connaissait, annonça son interlocutrice.

— Le connaissait ? Vous voulez dire… ?

— Runolfur. Il s’appelle Valdimar, c’est le propriétaire du garage.

— Et vous, comment vous appelez-vous ?

— Moi ? Je suis juste venue ici pour louer un film, répondit-elle en passant devant Elinborg pour sortir.

Elinborg affronta l’averse de neige et trouva un petit garage situé tout au nord du village. Une clarté faiblarde filtrait par la porte coulissante à demi ouverte du bâtiment presque vétuste. Le nom du garage était effacé de l’écriteau accroché au-dessus de la porte menant à l’accueil. Elinborg eut l’impression que quelqu’un y avait tiré un coup de fusil. Elle traversa le bureau pour entrer dans l’atelier. Un homme d’une trentaine d’années apparut à l’arrière d’un imposant tracteur. Il portait une casquette de hand-ball élimée sur la tête et un bleu de travail dont la couleur sombre avait viré au noir tant il était crasseux. Elinborg déclina son identité et sa qualité. L’homme serrait une pièce poisseuse entre ses doigts quand il la salua et il hésitait à lui tendre la main. C’était un échalas, maigre au point d’en être presque ridicule.

— J’ai appris que vous étiez ici, précisa-t-il. Pour Runolfur.

— J’espère ne pas vous importuner, répondit Elinborg en regardant sa montre qui indiquait presque vingt-trois heures.

— Vous ne me dérangez absolument pas, rassura Valdimar. Je m’occupe juste de ce tracteur. Je n’ai rien d’autre à faire. Vous désiriez me parler de Runolfur ?

— On m’a dit que vous étiez amis quand il vivait au village, aviez-vous gardé des contacts avec lui ?

— Non, très peu après son départ. Je lui ai rendu visite une fois quand je suis allé à Reykjavik.

— Vous ne connaissez personne qui aurait pu lui en vouloir ?

— Non, absolument pas et, comme je viens de vous le dire, je n’avais plus aucun contact avec lui. Il y a des années que je ne suis pas allé à Reykjavik. J’ai lu dans la presse qu’on lui avait tranché la gorge.

— C’est exact.

— Savez-vous pour quelle raison ?

— Non, nous n’avons que peu d’éléments pour l’instant. Je suis venue ici pour interroger sa mère. Dites-moi, quel genre de garçon c’était ?