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Valdimar reposa la pièce, ouvrit sa thermos de café et versa la boisson brûlante au fond d’une tasse. Il lança un regard à Elinborg comme pour lui en proposer, mais elle déclina son offre.

— Ici, tout le monde se connaît, évidemment, répondit-il. Il était un peu plus âgé que moi, nous n’avons donc pas vraiment joué ensemble étant gamins. Il était plutôt calme par rapport à certains d’entre nous qui ont grandi ici. Enfin, il recevait peut-être aussi une éducation plus stricte que la nôtre.

— Mais vous étiez amis ?

— Non, on ne peut pas aller jusque-là, disons plutôt qu’on se connaissait bien. Il est parti d’ici très jeune. Les choses changent, même dans un petit village comme le nôtre.

— Il a déménagé pour aller au lycée, ou… ?

— Non, il est simplement parti travailler à Reykjavik. Il en avait toujours eu envie, il répétait constamment qu’il irait dès qu’il en aurait l’occasion. Et même qu’il partirait à l’étranger. Il ne voulait pas gâcher sa vie ici. Il disait que c’était un endroit de merde. Moi, je n’ai jamais trouvé que c’était un village de merde, je m’y suis toujours senti bien.

— Est-ce qu’il s’intéressait aux bandes dessinées et aux histoires de super-héros ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que nous avons trouvé chez lui des éléments qui l’indiquent, expliqua Elinborg sans décrire les affiches de films ni les statuettes présentes dans l’appartement de Runolfur.

— Je ne peux pas vous dire, je n’ai jamais remarqué ça à l’époque où il vivait ici.

— On m’a raconté que sa mère était une sacrée bonne femme et vous avez fait allusion à une éducation stricte.

— Il ne lui en fallait pas beaucoup pour s’emporter, répondit Valdimar.

Il trempa prudemment ses lèvres dans son café et attrapa un gâteau sec dans sa poche pour l’y plonger.

— Elle avait ses méthodes bien à elle pour l’éduquer. Je ne l’ai jamais vue lever la main sur lui, mais il m’a confié qu’elle n’hésitait pas. Enfin, il n’en parlait pas, il ne m’a dit ce genre de chose qu’une seule fois. C’était sans doute un sujet embarrassant pour lui, je suppose qu’il en avait honte. Ils ne se sont jamais bien entendus. Elle n’utilisait pas les bonnes méthodes. Elle était mal embouchée et avait l’habitude de l’humilier devant nous.

— Et son père ?

— C’était plus ou moins un pauvre type. Il n’a jamais été bien vaillant.

— Il est mort dans un accident.

— Cela ne remonte qu’à quelques années. Runolfur avait déjà déménagé à Reykjavik.

— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle il a connu ce destin ?

— Non, je n’en sais rien. C’est simplement tragique, c’est terrible de voir de telles choses se produire.

— Aviez-vous connaissance de femmes dans sa vie ?

— De femmes ?

— Oui.

— À Reykjavik ?

— Ou de façon générale.

— Non, je ne sais rien là-dessus. Il s’agit d’une histoire de femmes ?

— Non, répondit Elinborg. Enfin, nous l’ignorons. Nous ne savons pas du tout ce qui a pu se passer.

Valdimar reposa son café et prit une clef à tube dans sa caisse à outils. Il semblait ne jamais être pressé, ses mouvements étaient lents et mesurés. Il attrapa un écrou dans une autre caisse, chercha jusqu’à trouver la taille adéquate. Elinborg regardait le tracteur. Il n’y avait probablement aucune raison de céder à la précipitation dans ce garage. Et pourtant, cet homme était encore au travail à cette heure tardive.

— Mon compagnon est mécanicien, annonça-t-elle.

La chose lui avait échappé avant même qu’elle n’ait eu le temps de s’en rendre compte. En général, elle ne racontait rien de personnel aux inconnus, mais il faisait bon dans l’atelier et cet homme était avenant, il inspirait confiance, il était sympathique. En outre, la neige au-dehors avait redoublé d’intensité. Elle ne connaissait personne dans ce village et sa famille lui manquait.

— Eh bien, observa Valdimar, je suppose qu’il a aussi les mains toutes noires, non ?

— Je le lui interdis, répondit Elinborg avec un sourire. Je crois bien qu’il a été l’un des premiers mécaniciens d’Islande, si ce n’est de la planète, à porter des gants.

Valdimar baissa les yeux sur ses mains crasseuses. Elle remarqua de vieilles blessures sur le dos de sa main et sur ses doigts dont elle savait, vivant avec Teddi, qu’elles étaient le signe qu’il avait dû lutter avec des pièces rétives. Il n’avait pas toujours été suffisamment concentré sur ce qu’il faisait, l’effort avait été trop intense ou alors, l’outil était usé.

— Il doit falloir une femme pour ça, commenta-t-il.

— Je lui achète aussi des crèmes qui font des prodiges, reprit Elinborg. Mais vous, vous n’avez pas voulu partir comme tout le monde ?

Elle remarqua que Valdimar tentait de réfréner un sourire.

— Je ne vois pas le rapport avec toute cette histoire, objecta-t-il.

— En effet, c’est juste une question que j’avais envie de vous poser, précisa Elinborg, presque gênée.

L’homme produisait cet effet sur elle, il semblait tellement entier, honnête et humble.

— J’ai toujours vécu ici et je n’ai jamais eu la moindre envie de déménager, répondit-il. Je n’aime pas trop le changement. Je suis allé quelquefois à Reykjavik et ce que j’y ai vu ne m’a pas séduit. Toute cette course pour attraper le vent, tout cet argent dépensé dans des objets inertes et sans âme, de plus grandes maisons, de plus belles voitures. C’est tout juste si les gens parlent encore notre langue, ils passent leur temps à traîner dans les chaînes de restauration rapide et à engraisser. Je ne suis pas sûr que tout ça soit très islandais. Je crois que nous sommes en train de nous noyer dans de mauvaises habitudes importées de l’étranger.

— J’ai un ami qui pense un peu comme vous.

— Il a bien raison.

— Évidemment, vous avez votre famille ici, glissa Elinborg.

— Je ne suis pas très famille, répondit Valdimar, soudain disparu derrière son tracteur. Je ne l’ai jamais été et ce n’est pas maintenant que ça va changer.

— On ne sait jamais, s’enhardit Elinborg.

L’homme leva les yeux de sa tâche.

— Vous aviez besoin de savoir autre chose ? interrogea-t-il.

Elinborg sourit et secoua la tête. Elle le pria de l’excuser du dérangement puis ressortit sous la neige.

Quand elle rentra à la pension, elle croisa la femme qui l’avait servie au restaurant. Cette dernière n’avait pas encore ôté son tablier. Le prénom « Lauga » était inscrit sur son petit badge. Étant donné qu’elle sortait du bâtiment, Elinborg se fit la réflexion qu’elle possédait peut-être aussi des parts dans cette entreprise. Le terme de « fusion » lui vint aussitôt à l’esprit.

— On m’a dit que vous étiez allée interroger Valdi, déclara Lauga tandis qu’elle lui tenait la porte. Vous a-t-il appris quelque chose ?

— Très peu, répondit Elinborg, étonnée de la rapidité avec laquelle le détail de ses pérégrinations se répandait dans le village.

— En effet, il n’est pas très doué pour la conversation, mais c’est un gentil garçon.

— Il semble qu’il passe pas mal de temps à travailler, il s’est remis à la tâche quand je l’ai quitté.

— Il n’a pas grand-chose d’autre à faire, précisa Lauga. Et c’est sa passion, depuis toujours. Il bichonnait son tracteur, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Je crois bien qu’il est dessus depuis dix ans. Je n’ai jamais vu un engin agricole recevoir autant d’attentions. Il le traite comme si c’était un animal de compagnie. D’ailleurs, c’est de là qu’il tient son sobriquet : les gens d’ici le surnomment Valdi Ferguson.