— Ah oui ? Eh bien, je dois repartir pour Reykjavik assez tôt demain matin, alors…
— Bien sûr, veuillez m’excuser, je n’avais pas l’intention de vous tenir la jambe toute la nuit.
Elinborg lui adressa un sourire et promena son regard sur le village désert qui s’évanouissait peu à peu sous la neige.
— Je suppose que le taux de criminalité n’est pas très élevé dans les parages, observa-t-elle tandis que Lauga refermait la porte de la pension.
— Non, c’est le moins qu’on puisse dire, répondit-elle avec un sourire. Il ne se passe jamais rien ici.
Elinborg se serait endormie dès le moment où elle avait posé sa tête sur l’oreiller si son esprit n’avait pas été maintenu en éveil par un détail qui l’interpellait et dont la signification lui échappait, pour peu qu’il en ait une. La jeune fille qu’elle avait croisée par hasard devant le présentoir de cassettes vidéo lui avait parlé en chuchotant d’une voix très basse, un peu comme si elle ne voulait pas que quiconque puisse entendre leur brève conversation.
7
Elinborg atterrit à Reykjavik le lendemain vers midi. Accompagnée d’une professionnelle de l’accueil d’urgence pour les victimes de viols, elle se rendit directement chez la jeune femme retrouvée sur Nybylavegur, et qui avait probablement été droguée par son agresseur. La spécialiste, prénommée Solrun, avait dans les quarante ans ; Elinborg la connaissait assez bien pour avoir plusieurs fois travaillé avec elle. Elles discutèrent du nombre croissant de viols sur lesquels la police était amenée à enquêter. Ce type d’agressions variait en quantité d’une année sur l’autre : parfois, on en comptait vingt-cinq et, l’année suivante, elles atteignaient le chiffre de quarante-trois. Elinborg se tenait au courant des statistiques, elle savait qu’environ soixante-dix pour cent des viols étaient commis dans le cercle privé et que la moitié des victimes connaissaient leurs agresseurs. Les cas où des inconnus s’en prenaient spontanément à des femmes étaient en augmentation, même si leur nombre demeurait limité : entre cinq et dix par an. Les plaintes déposées pour ce type de violences étaient loin d’être systématiques, mais il arrivait souvent que plus d’un homme soit impliqué. Chaque année, on recensait entre six et huit cas où on supposait que la victime avait été droguée avec cette saleté de produit.
— Tu en as discuté avec elle ? interrogea Elinborg.
— Oui, elle nous attend, répondit Solrun. Elle est encore très mal. Elle est revenue chez ses parents et préfère ne parler à personne, elle se referme complètement. Elle consulte un psychologue deux fois par semaine et je l’ai également orientée vers un psychiatre. Il lui faudra du temps pour se remettre.
— Elle est sans doute très perturbée.
— Plutôt, oui.
— Et je suppose que le mépris que la justice affiche envers ces femmes n’est pas fait pour arranger les choses, observa Elinborg. Ici en Islande, quand ils sont condamnés, les violeurs passent en moyenne un an et demi en prison. C’est triste de voir que ces hommes peuvent se comporter comme des bêtes sauvages sans écoper d’une peine digne de ce nom.
La mère de la jeune femme les accueillit à la porte et les conduisit au salon. Le père n’était pas encore rentré, mais il ne tarderait plus. La maîtresse de maison s’éclipsa pour informer sa fille de leur arrivée. Elles entendirent l’écho d’une brève dispute, puis la mère et la fille apparurent dans la pièce. Elinborg avait entendu la victime protester et dire qu’elle ne voulait pas de ça, qu’elle refusait de parler une nouvelle fois à la police et qu’elle souhaitait qu’on la laisse tranquille.
Elinborg et Solrun se levèrent quand les deux femmes entrèrent. Unnur, la victime, avait déjà discuté avec chacune d’elles. Pourtant, même si elle les connaissait, elle ne répondit pas à leur salutation.
— Pardonnez-nous d’insister à ce point, s’excusa Solrun, mais nous n’en avons pas pour bien longtemps. Vous pouvez d’ailleurs mettre fin à cet entretien quand vous voulez.
Solrun et Elinborg se rassirent. L’enquêtrice prenait garde à ne pas gaspiller un temps précieux en banalités inutiles. Elle voyait qu’Unnur n’allait pas bien, même si elle s’efforçait de n’en rien laisser paraître, assise aux côtés de sa mère. Elle essayait de faire bonne figure. La profession d’Elinborg l’avait rendue familière des conséquences à long terme qu’entraînait toute agression physique et elle mesurait la profondeur des blessures psychiques qu’elle laissait derrière elle. Dans son esprit, le viol était l’un des pires actes qu’un individu puisse commettre, il équivalait presque à un meurtre.
Elle sortit de sa poche une photographie de Runolfur que la police avait prélevée sur son permis de conduire.
— Reconnaissez-vous cet homme ? demanda-t-elle en la présentant à Unnur.
La jeune femme la prit et y jeta un regard furtif.
— Non, répondit-elle. J’ai vu sa photo à la télévision, mais je ne le connais pas.
Elinborg reprit le cliché.
— Vous pensez que c’est lui qui m’a agressée ? interrogea Unnur.
— Nous l’ignorons, répondit Elinborg. Nous savons qu’il était en possession de ce produit qu’on appelle drogue du viol quand il est sorti en ville, le soir où il a été assassiné. Ce sont des informations qui n’ont pas été rendues publiques et vous ne devez les dévoiler à personne. Mais je tiens à vous dire la vérité. Voilà, maintenant, vous savez pourquoi nous avions besoin de vous rencontrer.
— Je ne suis même pas sûre que je serais capable de vous le montrer, même si je l’avais devant moi, observa Unnur. Je ne me souviens de rien. De rien du tout. Je ne me rappelle que très vaguement l’homme avec qui j’ai discuté au bar. Je ne le connaissais pas, mais ce n’était pas ce Runolfur.
— Pourriez-vous envisager de nous accompagner à son appartement pour y jeter un œil ? Peut-être que cela vous aiderait à vous souvenir ?
— Moi… non, je… en fait, je n’ai pas mis les pieds dehors depuis que c’est arrivé, répondit Unnur.
— Elle refuse de franchir la porte de la maison, précisa sa mère. Il vous suffirait peut-être de lui montrer des photos des lieux ?
Elinborg hocha la tête.
— Cela nous arrangerait bien que vous puissiez nous accompagner, reprit-elle. Il avait une voiture que nous aimerions également vous montrer.
— Je vais y réfléchir, répondit Unnur.
— Ce qui frappe le plus quand on entre chez lui, ce sont les grandes affiches de films hollywoodiens qui tapissent les murs. Des super-héros comme Superman et Batman. Est-ce que cela vous dit…
— Je ne me souviens de rien.
— Il y a encore une chose, annonça Elinborg en sortant de son sac le châle qui avait été placé dans un sachet zippé destiné à conserver les pièces à conviction. Nous avons retrouvé cette étole sur le lieu du crime. Pouvez-vous me dire si vous la reconnaissez ? Je n’ai malheureusement pas le droit de la déballer, mais vous pouvez ouvrir le zip.
Elle lui tendit le sachet.
— Je ne porte jamais de châle. Je n’en ai eu qu’un seul de toute ma vie et ce n’est pas celui-là. Vous l’avez trouvé dans son appartement ?
— Oui, confirma Elinborg. C’est un deuxième détail que nous n’avons pas rendu public.
Unnur commençait à comprendre vers où menaient toutes ces questions.
— Il était en compagnie d’une femme quand… au moment de son agression ?
— C’est possible, répondit Elinborg. En tout cas, il y en a eu au moins une qui est venue le voir à son domicile.
— Avait-il déjà administré la drogue à sa victime ou bien s’apprêtait-il à le faire ?
— Nous l’ignorons.
Le silence s’installa dans le salon.
— Vous croyez que c’est moi ? interrogea Unnur au bout d’un certain temps.