Выбрать главу

La mère fixait sa fille. Elinborg secoua la tête.

— Absolument pas, répondit-elle. Vous ne devez pas vous imaginer une chose pareille. Je vous en ai déjà dit beaucoup plus que je ne le devrais et il ne faut pas que vous vous mépreniez sur le sens de mes propos.

— Vous pensez que je l’ai agressé.

— Non, répondit Elinborg d’un ton ferme.

— J’en serais incapable, même si je le voulais, observa Unnur.

— Que signifient toutes ces questions ? s’emporta subitement la mère. Accuseriez-vous ma fille d’avoir tué cet homme ? Elle ne sort même pas de la maison. Elle est restée enfermée chez nous tout le week-end !

— Nous le savons très bien, vous donnez à mes paroles un sens qui ne s’y trouve pas, assura Elinborg.

Elle hésita. Les regards de la mère et de la fille étaient rivés sur elle.

— En revanche, nous avons besoin de prélever l’un de vos cheveux, annonça-t-elle finalement. Solrun est prête à le faire. Nous voulons savoir si vous êtes passée par l’appartement de cet homme le soir de votre agression. Cela nous dira si c’est lui qui vous a fait avaler ce poison avant de vous amener à son domicile.

— Je n’ai rien fait, plaida Unnur.

— Non, bien sûr que non, convint Solrun. Il ne s’agit pour la police que d’exclure l’hypothèse selon laquelle vous seriez passée chez lui.

— Et si j’y étais effectivement allée ?

Elinborg frissonna aux propos de la jeune femme. Elle ne parvenait pas à s’imaginer ce qu’elle pouvait ressentir à ne pas savoir ce qui s’était produit au cours de la nuit où elle avait subi ce viol.

— Dans ce cas, nous en saurons plus sur les événements qui ont précédé le moment où vous avez été retrouvée à Nybylavegur. Je sais que tout cela est aussi difficile que douloureux, mais nous sommes toutes en quête de réponses.

— Je ne suis même pas sûre d’avoir envie de savoir, objecta Unnur. Je m’efforce d’agir comme si rien n’était arrivé, comme si cela n’avait pas été moi. Comme si cela était arrivé à quelqu’un d’autre que moi.

— Nous avons déjà abordé ce sujet, observa Solrun. Vous feriez mieux de ne pas enterrer tout cela au fond de vous. Cela vous prendra d’autant plus de temps pour comprendre que vous n’avez pas la moindre responsabilité dans cette histoire. L’agression n’a été motivée par aucun de vos actes, vous n’avez aucun reproche à vous faire. Vous avez été sauvagement agressée. Vous n’avez pas besoin de vous cacher, ni de vous exclure de la vie sociale comme si vous étiez devenue impure. Vous ne l’êtes pas et ne le serez jamais.

— J’ai… j’ai simplement peur, expliqua Unnur.

— Évidemment, répondit Elinborg. C’est parfaitement compréhensible. Je me suis occupée plus d’une fois de femmes dans votre situation. Je leur dis toujours que la question est également la manière dont elles envisagent ces criminels. Pensez un peu à l’importance que vous leur accordez en restant recluse ici. Ils ne devraient pas avoir le pouvoir de vous enfermer dans une prison. Montrez clairement que vous êtes plus forte que la volonté qu’ils ont eue de vous anéantir.

Unnur dévisageait Elinborg.

— Mais c’est tellement… terrible de savoir… on ne peut plus jamais… On m’a pris quelque chose que je ne parviendrai jamais à récupérer, plus jamais, et ma vie ne sera plus jamais la même…

— C’est justement l’essence de la vie, glissa Solrun. Et cela vaut pour tout le monde. Plus jamais nous n’aurons ce que nous avons eu. Voilà pourquoi nous tournons notre regard vers l’avenir.

— Cette chose vous est arrivée, reprit Elinborg, apaisante. Il ne faut pas s’y arrêter. Sinon, ce sont les sales types qui gagnent. Il ne faut pas les laisser s’en tirer à si bon compte.

Unnur lui rendit le châle.

— Elle fume. Je ne fume pas. Et il y a une autre odeur, un parfum qui n’est pas le mien. Ensuite, il y a une épice…

— Un mélange tandoori, confirma Elinborg.

— Vous croyez que c’est cette femme qui l’a assassiné ?

— C’est possible.

— Bravo, éructa Unnur entre ses dents. Elle a bien fait de le tuer ! Elle a eu raison de zigouiller ce porc !

Elinborg lança un regard complice à Solrun.

Il lui semblait que la jeune femme était déjà en voie de rémission.

Quand Elinborg rentra chez elle, tard dans la soirée, c’était le conflit ouvert entre les deux frères. Aron, le cadet qui était d’une certaine manière toujours mis à l’écart par l’aîné, s’était permis d’aller consulter Internet sur l’ordinateur de Valthor. Ce dernier avait déversé sur lui un tel flot de gentillesses qu’Elinborg avait dû intervenir pour lui demander de bien vouloir cesser cela immédiatement. Theodora écoutait de la musique sur son iPod, assise à la table de la salle à manger où elle faisait ses devoirs sans se laisser perturber par ses frères. Allongé de tout son long sur le canapé, Teddi regardait la télévision. En revenant du travail, il s’était fendu d’une halte dans une boutique où il avait acheté des morceaux de poulet frit dont les emballages étaient éparpillés dans la cuisine, agrémentés de quelques frites froides et de petits récipients de sauce cocktail.

— Pourquoi ne débarrasses-tu pas toutes ces saletés ? lui cria Elinborg.

— Laisse, répondit-il, je m’en occupe tout à l’heure. Je regarde juste cette série-là…

Elinborg n’avait pas le courage d’argumenter. Elle alla donc s’asseoir à côté de Theodora. Elles s’étaient récemment rendues ensemble à un rendez-vous avec l’un de ses professeurs qui souhaitait lui proposer des cours complémentaires. Cet homme avait véritablement à cœur de lui concocter un parcours scolaire qui serait à son niveau. Ils avaient envisagé de lui faire suivre le programme des trois classes supérieures du collège en une seule année, ce qui lui permettrait d’entrer au lycée d’autant plus vite.

— Ils ont dit aux actualités que vous aviez découvert de la drogue du viol chez l’homme qui a été assassiné, annonça Theodora en retirant ses écouteurs.

— Je me demande comment ils parviennent à obtenir ces renseignements, soupira Elinborg.

— C’était une de ces pourritures ? interrogea Theodora.

— Peut-être, répondit Elinborg. S’il te plaît, ne me pose plus de questions sur cette affaire.

— Ils ont également dit que vous étiez à la recherche d’une femme qui avait passé la nuit chez lui.

— Oui, il est possible qu’une personne qui se trouvait dans son appartement l’ait agressé. Maintenant, plus un mot, commanda Elinborg, bienveillante. Qu’as-tu mangé à l’école ?

— De la soupe au pain. Sacrément mauvaise.

— Tu es trop difficile.

— Mais je mange la tienne.

— Cela ne veut rien dire, c’est un vrai délice !

Elinborg avait raconté à sa fille combien elle avait elle-même été difficile dans son enfance. Elle avait grandi dans un environnement islandais traditionnel où on l’avait nourrie tout aussi traditionnellement. Décrire tout cela à Theodora revenait à lui donner un cours sur le mode de vie dans l’Islande d’autrefois. La mère d’Elinborg était femme au foyer, elle faisait les courses pour la maisonnée et préparait le déjeuner tous les midis. Son père, employé de bureau aux Affaires maritimes de la ville, rentrait à la maison pour manger et s’allonger dans le canapé tout en écoutant les nouvelles radiophoniques qui débutaient à midi vingt précises par égard envers les hommes qui, comme lui, assuraient seuls la subsistance de leur famille. Le générique des nouvelles commençait en général au moment où il avalait sa dernière bouchée et où il allait s’allonger.

Le midi, sa mère cuisinait du poisson au court-bouillon, préparait des tartines beurrées, des boulettes de viande ou du rôti, parfois de la purée, mais il y avait toujours au menu des pommes de terres cuites à l’eau. À chaque jour de la semaine correspondait en général un plat pour le dîner. Le samedi, c’était la morue qu’elle mettait à dessaler dans une bassine de la buanderie, la même que celle dans laquelle son mari prenait ses bains de pieds. Aujourd’hui encore, Elinborg préférait s’abstenir de consommer ce plat. Le dimanche, il y avait de la viande grillée, du gigot ou du baron d’agneau accompagnés de sauce brune qu’elle concoctait à partir des sucs. Le steak se mangeait avec des pommes de terre caramélisées. Parfois, c’était des tranches de gigot ou du filet mignon. Du chou rouge cuit, vinaigré et sucré ainsi que des petits pois accompagnaient toutes les viandes grillées. Du petit salé avec des rutabagas bouillis ou bien de la saucisse de cheval à la sauce blanche sucrée pouvaient s’inviter au menu sans crier gare, mais cela ne se produisait que rarement. Le lundi soir, c’était poisson sans exception, sauf les rares fois où il y avait assez de restes du dimanche ; dans ce cas, il était au menu du mardi : il était souvent pané et passé à la poêle, accompagné de margarine fondue et de mayonnaise. Le mercredi était le jour du poisson faisandé, qui dans l’esprit d’Elinborg était particulièrement immangeable. Une bonne quantité de graisse de mouton fondue ne suffisait pas à atténuer l’odeur de ce mets délicat que sa mère faisait bouillir jusqu’à embuer l’ensemble des vitres de la maison au point de boucher la vue. Les œufs de poisson et le foie étaient également au menu du mercredi, cela améliorait quelque peu l’ordinaire. Certes, la membrane qui entourait ces œufs n’était pas des plus appétissantes et, pour ce qui était du foie de morue, Elinborg n’y touchait simplement pas. Le jeudi où elle goûta pour la première fois de sa vie des spaghettis bien loin d’être al dente resta gravé dans sa mémoire. Elle les trouva parfaitement insipides, même si leur goût s’était amélioré quand elle y avait ajouté un peu de sauce tomate. Le vendredi, on avait droit à des côtes de porc ou à des côtelettes d’agneau panées et baignant dans la margarine fondue, tout comme le poisson pané.