— Tu as lu le blog de Valthor ?
— Je ne savais même pas qu’il en avait un. Je viens de le découvrir par hasard.
— Il n’y écrit que des âneries, observa Theodora. Je lui ai dit clairement que je refusais qu’il me nomme.
— Et ?
— Il m’a répondu que j’étais débile !
— Connais-tu un peu ces filles dont il parle ?
— Non. Il ne me dit jamais rien. Il raconte tout sur lui au monde entier, mais ne me dit jamais rien. Il y a longtemps que j’ai renoncé à essayer de lui parler.
— Crois-tu que je devrais lui avouer que je lis son blog ?
— En tout cas, demande-lui d’arrêter d’écrire sur nous. Il parle aussi de toi, tu le sais ? Et de papa. J’ai failli te le dire, mais finalement je ne voulais pas cafter.
— Comment est-ce que ça fonctionne… peut-on considérer que je l’espionne si je lis ce qu’il écrit ?
— Tu vas le lui dire ?
— Je ne sais pas.
— Dans ce cas, oui, peut-être que tu l’espionnes. Moi, je l’ai lu pendant des mois et des mois jusqu’au moment où j’ai été folle de rage en lisant un truc qu’il avait écrit sur nous et je l’en ai informé. Il m’avait appelée une « chieuse de surdouée ». De toute façon, je ne vois pas pourquoi il met tout ça sur le Net si on n’a pas le droit de lire ses conneries sans être accusé d’espionnage.
— Des mois et des mois ? Depuis combien de temps est-ce qu’il fait ça ?
— Plus d’un an.
Elinborg ne pensait pas espionner son fils en lisant ce qu’il exposait à la vue de tous. Elle se refusait toutefois à intervenir car elle estimait qu’il devait endosser la responsabilité de ses actes. En revanche, elle s’inquiétait de constater qu’il écrivait également sur les membres de sa famille et sur ses amis les plus proches.
— Ce garçon ne me raconte rien non plus, poursuivit Elinborg. Je devrais peut-être lui parler. Ou ton père pourrait s’en charger.
— Laisse-le donc tranquille.
— C’est vrai, il est presque adulte, il est en filière commerciale au lycée… J’ai l’impression d’avoir perdu le contact avec lui. Autrefois, nous parvenions à discuter tous les deux. Mais c’est bien fini. Maintenant, on doit se contenter de lire un blog.
— Valthor a déjà quitté la maison, là-haut, observa Theodora en martelant son index sur sa tempe.
Sur quoi, elle se remit à ses devoirs.
— Avait-il des amis ? demanda-t-elle à sa mère au bout d’un moment sans lever les yeux de ses livres.
— Tu veux parler de Valthor ?
— Non, de l’homme qui a été assassiné.
— Je suppose que oui.
— Et tu les as interrogés ?
— Non, pas moi, d’autres policiers sont chargés de les retrouver. Pourquoi… pour quelle raison me poses-tu cette question ?
Cette gamine avait parfois le don de tenir des propos déconcertants.
— Quel métier cet homme exerçait-il ?
— Il était technicien dans une compagnie téléphonique.
Theodora la regarda, l’air pensif.
— Ils rencontrent des gens, remarqua-t-elle.
— Oui, ils entrent chez les gens.
— Ils entrent chez les gens, répéta Theodora tout en continuant sans peine à résoudre son équation mathématique.
Le portable d’Elinborg sonna dans le vestibule où son manteau était accroché à l’intérieur d’un placard. C’était son numéro professionnel. Elle alla répondre.
— Ils viennent de nous envoyer les premières conclusions de l’autopsie de Runolfur, annonça Sigurdur Oli sans même prendre la peine de la saluer.
— Oui, répondit Elinborg.
Rien ne l’agaçait plus que l’impolitesse au téléphone, même quand elle provenait de ses proches collaborateurs. Elle consulta sa montre.
— Cela ne peut pas attendre demain matin ? répondit-elle.
— Veux-tu, oui ou non, savoir ce qu’ils ont découvert ?
— Du calme, mon vieux.
— Du calme toi-même !
— Sigurdur…
— Ils ont trouvé du Rohypnol, annonça Sigurdur Oli.
— Merci, je le savais déjà. J’étais avec toi quand ils nous l’ont dit.
— Non, je veux dire qu’ils ont trouvé du Rohypnol dans l’organisme de Runolfur. Il en avait des traces substantielles dans la bouche et dans la gorge.
— Quoi ?! Ce n’est pas possible !
— Il était lui-même bourré de cette saloperie !
8
Le responsable du service technique de la compagnie de téléphonie reçut Elinborg et Sigurdur Oli dans l’après-midi. Sigurdur Oli était peu loquace. Il travaillait sur une autre enquête plutôt difficile et ne se sentait que partiellement impliqué dans celle sur le meurtre de Thingholt. En outre, ses relations avec Bergthora ne s’arrangeaient pas. Il avait déménagé et les tentatives qu’ils avaient effectuées pour repartir sur de nouvelles bases n’avaient pas été concluantes. Bergthora l’avait invité chez elle un soir et cela s’était encore terminé par une dispute. Il n’en avait rien dit à Elinborg, considérant que sa vie privée ne regardait personne. Ils n’avaient pratiquement pas prononcé un mot de tout le trajet, sauf quand elle lui avait demandé s’il avait eu des nouvelles d’Erlendur depuis que ce dernier était parti pour les fjords de l’Est.
— Aucune, avait-il répondu.
La veille au soir, Elinborg s’était couchée tard et n’était parvenue à trouver le sommeil qu’au milieu de la nuit, l’esprit agité de réflexions concernant Runolfur et cette drogue du viol. Elle n’avait pas discuté avec Valthor du blog qu’il tenait ; le gamin avait déjà filé au moment où elle s’était décidée à le prier de ne pas écrire n’importe quoi sur ses proches pour l’exposer ensuite sur le Net. Teddi ronflait doucement à côté d’elle. Autant qu’elle se souvienne, jamais il n’avait connu de troubles du sommeil ou d’insomnies, ce qui était évidemment le signe qu’il était satisfait de son existence. Il n’était pas homme à se plaindre. Peu bavard, il n’était pas du genre à prendre des initiatives : il voulait que la paix et la tranquillité règnent autour de lui. Son travail n’était pas très exigeant et surtout, il ne le rapportait pas avec lui à la maison. Parfois, lorsque son métier lui pesait, Elinborg se demandait si elle n’aurait pas mieux fait de poursuivre ses études de géologie et elle s’imaginait l’emploi qu’elle occuperait aujourd’hui si elle n’était pas entrée dans la police. Elle serait peut-être enseignante ? Il lui était arrivé de donner quelques cours à l’École de police et elle avait apprécié de transmettre ses connaissances aux étudiants. Probablement aurait-elle poursuivi sa formation pour devenir chercheuse, elle aurait étudié les importantes crues glaciaires et les grands tremblements de terre. Elle s’intéressait parfois au travail des gars de la Scientifique ; il lui semblait que c’était une activité qui aurait pu lui convenir. Cela dit, le poste qu’elle occupait n’était pas source d’insatisfaction, sauf quand la laideur venait s’abattre sur elle de tout son poids. Jamais elle n’était parvenue à comprendre que certaines personnes puissent se comporter comme des bêtes féroces.
— Que font exactement les techniciens au sein de votre entreprise ? demanda-t-elle au responsable du service, une fois qu’ils se furent installés. En quoi consiste leur travail ?
— Ils se chargent d’un certain nombre de choses, répondit l’homme, prénommé Larus. Ils s’occupent du réseau, de sa maintenance et de son développement. J’ai consulté le dossier de Runolfur. Il travaillait chez nous depuis quelques années. Nous l’avions engagé dès sa sortie de l’École technique, c’était un employé irréprochable. Nous n’avons jamais eu à nous plaindre de lui.
— Était-il apprécié ?
— Très, me semble-t-il. Je n’avais que rarement affaire à lui de façon directe, mais les autres employés m’ont affirmé qu’il était honnête, ponctuel et sympathique. Ses collègues ne comprennent pas, ils ne voient vraiment pas ce qui a pu se passer.