Elinborg était assise, silencieuse, face à Solla. Elle méditait sur les médicaments utilisés comme drogue, le Rohypnol, la cocaïne, les gueules de bois et les viols autant que sur la tristesse et le ridicule dont pouvait se colorer l’existence humaine.
— Savez-vous où il est ? reprit-elle. Avez-vous une idée de l’endroit où je pourrais le trouver ?
— Je l’ai vu avec Binna Geirs, consentit enfin Solla.
— Binna ?
— On dirait bien qu’il s’est entiché de l’ogresse.
— Merci beaucoup, Solla.
— Euh, merci… vous pouvez peut-être me payer une bière… pour que l’autre ne me mette pas à la porte, demanda-t-elle en faisant un signe de la tête en direction du comptoir depuis lequel le patron les observait d’un air sévère.
Il apparut que Runolfur se rendait régulièrement dans une salle de sport. Les caméras de l’établissement qu’il fréquentait avaient enregistré sa présence le jour de son décès. Il était arrivé aux alentours d’une heure de l’après-midi et reparti une heure et demie plus tard. Il était seul et n’avait discuté avec personne d’après les images qu’on avait : il n’avait parlé à aucun membre du personnel ni à aucune femme susceptible de l’avoir ensuite accompagné chez lui. Les employés n’avaient gardé aucun souvenir précis de son passage ce jour-là, mais avaient reconnu qu’il faisait partie des clients réguliers en précisant qu’ils n’avaient jamais eu à se plaindre de lui.
L’entraîneur qui était également l’un des propriétaires de l’établissement se montra plutôt élogieux à son égard. Il expliqua avoir accueilli Runolfur deux ans plus tôt, au moment où ce dernier avait changé de salle de sport. Elinborg comprit bien vite que l’entraîneur qu’elle avait face à elle dirigeait l’une des salles les plus courues de la ville. Elle voyait divers appareils et engins : un tapis de course, des poids et haltères et un certain nombre d’autres équipements qu’elle était incapable de nommer. D’imposants écrans plats étaient fixés aux murs afin de distraire les clients tandis qu’ils s’épuisaient.
— C’est plutôt lui qui m’a appris des choses, observa l’entraîneur en décochant un sourire à Elinborg, debout face à elle dans la salle principale. Il connaissait déjà tout ça.
— Venait-il régulièrement ?
Elinborg tenait à sa main une carte d’abonnement annuel marquée du logo de la salle de sport, et qui avait été retrouvée chez Runolfur.
— Toujours deux fois par semaine, après son travail.
La scène se passait en milieu de journée et peu de gens étaient présents. Elinborg n’avait jamais mis les pieds dans ce genre de salle de torture afin d’améliorer son apparence physique et elle ne se voyait vraiment pas dans ce rôle-là. Elle se considérait en excellente forme, peut-être aurait-elle pu perdre quelques kilos, mais elle n’avait jamais fumé et s’alimentait sainement. Elle ne buvait pas non plus autre chose que du bon vin pour accompagner les repas. Les journées où elle cuisinait le plus étaient le vendredi et le samedi. Elle et Teddi s’efforçaient de rentrer assez tôt du travail le vendredi soir, ils s’offraient une bière tchèque ou hollandaise, mettaient de la musique et elle prenait plaisir à préparer un festin avec son compagnon. Ils ouvraient toujours une bonne bouteille et, depuis quelque temps, leur consommation était en légère augmentation. Après le repas, ils restaient assis à discuter ou regardaient quelque imbécillité à la télévision en compagnie de Theodora. Elinborg somnolait devant la boîte jusqu’à dix heures passées, moment où, morte de fatigue, elle allait se mettre au lit, bientôt suivie de Teddi. Ce dernier avait pris pour habitude d’avaler deux ou trois bières après manger, mais Elinborg ne touchait pas à une goutte d’alcool une fois le repas achevé : elle aimait beaucoup sentir le sommeil l’envahir peu à peu jusqu’à la vaincre. Les samedis étaient consacrés au rangement et à diverses courses puis, dans l’après-midi, elle s’enfermait pour se livrer à ses expériences culinaires. C’étaient là les heures les plus agréables de la semaine. Teddi ne devait pas approcher de la cuisine ni des plats en gestation. Il n’était même pas autorisé à allumer le barbecue. Les semaines précédentes, elle s’était essayée à quelques plats à base de cailles qu’on trouvait congelées dans les magasins, mais n’était pas parvenue à réaliser la recette parfaite. Teddi avait trouvé ces bestioles fort peu copieuses et tout à fait dénuées d’intérêt, ce à quoi elle avait rétorqué qu’il était stupide de toujours s’attacher à la quantité plutôt qu’à la qualité.
— Il semblait plutôt en bonne forme physique, dit Elinborg au coach, un homme musclé d’une trentaine d’années qui rayonnait de joie de vivre et d’optimisme avec son teint hâlé et ses dents aussi éclatantes que les lumières d’une piste d’atterrissage.
— Runolfur était extrêmement fit, convint l’instructeur en baissant les yeux sur l’enquêtrice.
Elle avait l’impression qu’il l’évaluait et soupçonnait le libellé de la sentence : condamnée à perpétuité au tapis de course.
— Connaissez-vous la raison pour laquelle il a changé de salle de sport ? demanda-t-elle. Vous l’a-t-il dit quand il est venu vous voir il y a deux ans ?
— Non, je n’en ai aucune idée. J’ai supposé qu’il s’était tout bêtement installé dans le quartier. C’est souvent le cas.
— Savez-vous où il allait auparavant ?
— À Firma, il me semble.
— Firma ?
— C’est l’un de nos clients qui m’a soufflé ça, il savait qu’il avait fréquenté cette salle-là. Les gens qui pratiquent ce genre d’activité se connaissent un peu, même si ce n’est que de vue.
— A-t-il fait des rencontres ici ?
— Je ne pense pas. Il venait généralement seul. Parfois, un ami l’accompagnait, j’ignore son nom. Il n’avait pas été gâté par la nature. Pas fit pour un sou. Il n’allait jamais sur les appareils et se contentait de l’attendre à la cafétéria.
— Lui est-il arrivé de vous parler de femmes quand il venait ?
— De femmes ? Non.
— Il n’en a jamais abordé aucune ici ? Ne vous a jamais rien dit de celles qu’il connaissait en dehors ?
L’entraîneur s’accorda un instant de réflexion.
— Non, ça ne me revient pas. Il n’était pas très causant.
— Parfait, merci bien, conclut Elinborg.
— Je vous en prie, je serais heureux de pouvoir vous aider un peu plus ; le problème est que je ne le connaissais pratiquement pas. C’est affreux, ce qui lui est arrivé, absolument affreux.
— Je ne vous le fais pas dire, convint Elinborg avant de prendre congé du colosse qui affichait à nouveau un sourire radieux, ayant déjà oublié le destin tragique de Runolfur.
Elle était sortie sur le parking et il lui vint tout à coup l’idée d’un autre angle d’attaque. Elle rebroussa chemin et retrouva l’instructeur penché au-dessus d’une femme très corpulente d’une soixantaine d’années. Allongée de tout son long dans sa combinaison multicolore, elle se plaignait d’une foulure et semblait coincée dans l’un des appareils.
— Veuillez m’excuser, déclara Elinborg.
Le coach leva les yeux. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
— Oui ?
— Y a-t-il eu des femmes qui ont cessé de fréquenter la salle quand il est arrivé ?
— Cessé de… ?
— Oui, quelqu’un qui aurait arrêté de manière inattendue ? Sans explication ? Quelqu’un qui aurait fréquenté votre club pendant longtemps et qui aurait cessé de venir à partir du moment où Runolfur est devenu l’un de vos clients réguliers.