Elinborg ne connaissait qu’un seul endroit qui vendait des plats en terre cuite, d’autres ustensiles et produits, des mélanges d’épices et des huiles, destinés à la cuisine indienne. Elle y était cliente et il lui était déjà arrivé de discuter avec la propriétaire et unique vendeuse du magasin. C’était une Islandaise qui avait vécu en Inde. Elle s’appelait Johanna et avait à peu près le même âge qu’Elinborg. C’était une femme très ouverte qui n’hésitait pas à raconter sa vie à tous ceux qui entraient dans sa boutique. Ainsi, Elinborg savait qu’elle avait beaucoup voyagé en Extrême-Orient dans sa jeunesse et que l’Inde était le pays de ses rêves. Elle y avait séjourné pendant deux ans avant de rentrer en Islande où elle avait ouvert ce petit magasin de produits d’importation.
— Je ne vends pas beaucoup de ces terres cuites, précisa Johanna. Je dirais qu’il en part une ou deux par an. Certains ne s’en servent pas pour la cuisine, mais simplement comme objets de décoration.
Elle savait qu’Elinborg travaillait dans la police et connaissait sa passion, elle l’avait chaudement félicitée à la publication de son livre. Elinborg lui avait expliqué qu’elle recherchait une jeune femme, probablement âgée d’une trentaine d’années, qui se serait intéressée à la cuisine indienne. Elle ne lui en avait pas dévoilé plus, n’avait pas dit dans le cadre de quelle enquête elle effectuait cette recherche. Mais Johanna était trop curieuse et bavarde pour se contenter de ça.
— Que voulez-vous à cette jeune femme ? interrogea-t-elle.
— C’est en rapport avec une affaire de drogue, répondit Elinborg qui ne considérait pas proférer là un bien grand mensonge. Ce que j’ai en tête, ce ne sont pas uniquement les plats en terre cuite, mais également les épices. Le safran, la coriandre, l’annate, le garam masala et la muscade. Auriez-vous une cliente qui achèterait ces produits de façon régulière, probablement une femme brune d’environ trente ans ?
— Une affaire de drogue ?
Elinborg lui répondit par un sourire.
— Je suppose que vous ne m’en direz pas plus ? observa Johanna.
— Simple enquête de routine, assura Elinborg.
— Et qui n’a rien à voir avec le meurtre de Thingholt ? Ce n’est pas vous qui en êtes chargée ?
— Auriez-vous une idée de la personne dont je parle ? éluda Elinborg.
— C’est que les affaires ne vont pas très fort, répondit Johanna. Les gens peuvent acheter tout cela sur le Net et dans les meilleurs des supermarchés. Je n’ai pas beaucoup de clients réguliers comme vous. Je ne me plains pas, comprenez-moi bien.
Elinborg attendait patiemment et Johanna comprit qu’elle n’avait aucune envie de l’entendre lui dresser le détail de ses difficultés financières.
— Je ne vois pas. Toutes sortes de gens viennent ici, comme vous savez, et parmi eux, il y a aussi des femmes trentenaires. Un bon nombre d’entre elles ont les cheveux bruns.
— Celle dont je parle est peut-être venue plusieurs fois, il est très probable qu’elle se passionne pour les plats indiens et le tandoori. Il se pourrait que vous ayez abordé ce sujet avec elle.
Johanna se tut un long moment, puis secoua la tête.
Elinborg sortit le châle de son sac pour le déplier sur le comptoir. Toutes les analyses avaient maintenant été effectuées.
— Vous souviendriez-vous d’une jeune femme qui serait venue dans la boutique et qui aurait porté cette étole ?
Johanna scruta le tissu avec attention.
— C’est du cachemire, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle.
— Tout à fait.
— Il est absolument magnifique. C’est un motif typiquement indien. Où a-t-il été tissé ?
Elle chercha l’étiquette, mais ne la trouva pas.
— Je ne me souviens pas avoir déjà vu cette étole, dit-elle, je suis désolée.
— Tant pis, observa Elinborg, merci quand même. Elle replia le tissu pour le remettre dans son sac.
— Et vous êtes à la recherche de sa propriétaire ?
Elinborg hocha la tête.
— Je pourrais vous communiquer quelques noms, consentit Johanna au terme d’une longue réflexion. Je… ils figurent sur les tickets de cartes de crédit, enfin, ce genre de documents.
— Cela m’aiderait beaucoup, répondit Elinborg.
— Gardez-vous de raconter où vous vous les êtes procurés, précisa Johanna. Je ne voudrais pas que quiconque le découvre.
— Je le comprends parfaitement.
— Je ne voudrais pas que les gens aillent penser que je parle de ce qu’ils m’achètent à la police.
— Bien sûr que non, j’y veillerai. Ne vous inquiétez pas.
— Est-ce que je dois remonter loin ?
— Commençons par les six derniers mois, si cela ne pose pas de problème.
Ceux qui avaient côtoyé Runolfur dans le cadre de sa profession conservaient généralement le souvenir d’un technicien avenant qui avait réglé leurs problèmes de téléphone, de connexion Internet voire de télévision numérique. Tous avaient été élogieux, que ce soient les particuliers ou les employés des entreprises. La liste de ses visites couvrait les deux derniers mois. Elle était assez conséquente. Runolfur avait effectué ce type de déplacement en moyenne une à deux fois par jour au cours de la période en question. Il lui arrivait de se rendre à deux ou trois reprises au même endroit. Il était extrêmement apprécié. Les gens le décrivaient comme un homme serviable, d’une conversation agréable, efficace, d’une présentation soignée et toujours poli. Parfois, quand son intervention durait un certain temps, il acceptait une tasse de café. Ailleurs, lors de visites plus brèves, pour des opérations mineures, il ne passait qu’en coup de vent. Les questions de la police quant à un comportement étrange ou déplacé de la part du technicien n’avaient donné aucun résultat jusqu’au moment où Elinborg alla frapper à la porte d’une mère célibataire qui vivait au deuxième étage d’un immeuble de Kopavogur. Loa était une trentenaire divorcée. Elle avait un fils de douze ans et était allée passer le week-end avec trois de ses amies au moment où Runolfur avait perdu la vie.
— Oui, je m’en rappelle très bien, j’avais pris l’ADSL pour Kiddi, expliqua-t-elle à Elinborg quand cette dernière lui demanda si elle avait gardé souvenir du passage de Runolfur.
Les deux femmes allèrent s’asseoir au salon. Il régnait un joyeux désordre dans le petit appartement où se mêlaient linge propre et sale, assiettes, lecteur CD, chaîne hi-fi, deux consoles de jeux vidéo, une grande télévision, des journaux gratuits et d’autres courriers sans intérêt. Loa justifia le chaos en précisant qu’elle travaillait beaucoup et que ce gamin ne rangeait rien.
— Il passe sa journée devant l’ordinateur, observa-t-elle d’un ton las.
Elinborg hocha la tête et pensa à Valthor.
Loa ne se montra pas plus surprise que cela de recevoir la visite de la police quand elle eut compris que Runolfur en était le motif. Elle avait suivi les actualités dans les journaux et à la télévision et se rappelait bien ce technicien qui était passé les connecter à Internet. Elle parvenait difficilement à croire qu’il ait perdu la vie d’une manière si terrible et subite.
— Comment est-il possible d’égorger quelqu’un ? chuchota-t-elle.