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— Je ne vous crois pas, dit-elle en regardant Elinborg, sous le coup de l’étonnement. Vous plaisantez, non ?

Elinborg garda le silence.

— Avait-il l’intention de s’en prendre à moi ?!

— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.

— Nom de Dieu ! s’emporta Loa. Il n’a pas retrouvé son tournevis quand il est revenu ici. Il m’a raconté qu’il l’avait oublié, il l’a cherché partout en discutant avec moi comme un vieux copain. Peut-être qu’il n’avait même pas oublié cet outil. Peut-être que c’était tout bonnement de la comédie ?

Elinborg haussa les épaules, comme si elle ne disposait pas de la réponse à ces questions.

— Cette espèce de porc ! s’exclama Loa, les yeux fixés sur la policière. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez ces fichus bonshommes ?

— Ils sont détraqués, observa Elinborg.

— Je l’aurais tué, ce sale porc ! Putain oui, je l’aurais zigouillé !

Celle que tout le monde appelait Binna Geirs portait l’imposant nom de Brynhildur Geirhardsdottir[1]. Elinborg trouvait qu’il lui seyait à merveille. Elle était de haute taille et presque aussi impressionnante qu’une ogresse sortie d’un conte. Ses cheveux raides poussaient comme du chiendent et lui tombaient dans le dos, elle avait un visage aux traits grossiers, un nez rouge hérissé de poils, un cou épais et des bras interminables. Ses jambes faisaient penser aux piliers d’un pont. À côté d’elle, Fridbert ressemblait à un elfe : petit et maigrelet, complètement chauve avec de grandes oreilles décollées et de petits yeux surmontés de très épais sourcils.

Solla ne s’était pas trompée : Berti, qu’on surnommait parfois Berti le raccourci à cause de sa petite taille, avait emménagé chez Binna. Ils vivaient dans une petite maison en bois peu ragoûtante située sur la rue Njalsgata. Binna l’avait héritée de ses parents et était parvenue à la conserver contre vents et marées. La maison était habillée de tôle ondulée qu’elle laissait rouiller en paix, le toit fuyait, les fenêtres béaient. Binna était plus douée pour nombre d’autres choses que pour la valorisation de son patrimoine.

Tous deux étaient présents la seconde fois qu’Elinborg se rendit à Njalsgata. La première, personne n’avait répondu quand elle avait frappé et elle n’avait décelé aucun signe de vie en regardant par la fenêtre. Cette fois-ci, la porte s’ouvrit brutalement et, dans l’embrasure, Brynhildur Geirhardsdottir n’avait pas l’air enchantée du dérangement. Elle portait un vieux chandail islandais en laine de pays, un jeans râpé et tenait à la main une cuiller en bois.

— Bonjour Binna, salua Elinborg, sans être certaine que Brynhildur soit en état de la reconnaître. Je suis à la recherche de Berti.

— Berti ? répondit sèchement Brynhildur. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— J’ai besoin de lui parler. Il est ici ?

— Il dort, observa Brynhildur en pointant un doigt vers la pénombre de l’intérieur. Il a fait des conneries ?

Elinborg comprit qu’elle l’avait reconnue. Tout comme avec Solla, elle et Brynhildur s’étaient parfois croisées quand elle avait eu affaire à la police. Forte et imposante, elle était régulièrement impliquée dans des rixes. De caractère difficile, elle buvait beaucoup, ce qui n’arrangeait pas son humeur. Brynhildur s’en était plus d’une fois violemment prise à des policiers alors qu’elle se trouvait dans son pire état et qu’ils lui passaient les menottes pour l’emmener au commissariat de Hverfisgata où la nuit lui porterait conseil et dégrisement. Elle avait fréquenté divers types au cours de sa vie et eu un fils avec l’un d’eux, il y avait maintenant bien longtemps. Elinborg se sentait presque intimidée face à Binna Geirs, même si les choses n’avaient jamais dégénéré entre elles. Elle avait voulu que Sigurdur Oli l’accompagne au cas où, mais n’avait pas réussi à mettre la main sur lui.

— Autant que je sache, non, répondit Elinborg. Vous me permettez d’entrer pour lui parler un moment ?

Brynhildur la toisa comme pour la peser et la mesurer avant d’ouvrir un peu plus grand sa porte et de l’autoriser à franchir le seuil. La puanteur d’un plat familier lui emplit immédiatement les narines. Brynhildur faisait cuire de l’aiglefin faisandé. L’après-midi touchait à sa fin et le jour déclinait. Aucune lampe n’étant allumée, l’unique source de lumière était la clarté qui provenait de la rue. Il faisait froid, on aurait dit que l’eau chaude leur avait été coupée[2]. Allongé sur le canapé, Berti dormait. Brynhildur lui asséna une pichenette avec sa cuiller et lui ordonna de se lever. Voyant qu’il ne réagissait pas, elle lui attrapa les pieds pour les ôter des coussins, ce qui le fit tomber à terre.

Réveillé en sursaut, il se releva d’un bond et se réinstalla sur le canapé.

— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea-t-il, perdu, encore à moitié endormi.

— Tu as de la visite et nous n’allons plus tarder à bouffer, informa Brynhildur avant de disparaître à la cuisine.

Les yeux d’Elinborg s’habituaient graduellement à la pénombre. Elle distingua des traces d’humidité sur les antiques tapisseries des murs, des meubles usés et vieux comme Hérode, des tapis crasseux sur le parquet brut.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

— Je voulais vous poser quelques questions, annonça Elinborg.

— Quelques questions… qu’est-ce que… qui êtes-vous ? s’enquit Berti qui ne la voyait pas très bien dans cette obscurité.

— Je m’appelle Elinborg et je suis de la police.

— Vous êtes flic ?

— Je ne vous dérangerai pas longtemps. Nous essayons de découvrir comment du Rohypnol a pu atterrir entre les mains d’un homme qui a récemment été assassiné. Vous en avez peut-être entendu parler aux informations.

— En quoi est-ce que ça me regarde ? rétorqua-t-il.

La voix encore rauque de sommeil, il ne comprenait pas bien la raison de cette visite inattendue.

— Nous savons qu’il vous arrive parfois de vendre ce type de produits qu’on n’obtient que sur ordonnance, observa Elinborg.

— Moi ? Je ne vends pas de ces trucs-là. Je ne vends rien du tout.

— Allons, allons. Votre nom figure dans nos fichiers et vous avez été condamné pour trafic.

Elinborg sortit de sa poche une photo de la victime qu’elle tendit à Berti.

— Connaissiez-vous Runolfur ?

Berti attrapa le cliché. Il s’approcha d’une lampe de bureau et l’alluma. Au pied de la lampe reposait une paire de lunettes qu’il chaussa. Puis il observa longuement le visage de Runolfur.

— C’est celle qui était dans les journaux, non ?

— En effet, c’est la même, répondit Elinborg.

— Je n’avais jamais vu cet homme avant qu’ils ne le montrent à la télé, observa Berti en reposant la photo sur la table. Pourquoi a-t-il été assassiné ?

— C’est justement ce que nous essayons de découvrir. Il avait sur lui du Rohypnol qu’aucun médecin ne lui avait prescrit. Nous pensons qu’il l’avait acheté auprès de quelqu’un comme vous. Il est possible qu’il se soit servi de ce produit et qu’il l’ait versé dans les verres des femmes qu’il rencontrait.

Berti fixa longuement Elinborg. Elle savait qu’il pesait mentalement le pour et le contre afin de décider s’il devait coopérer ou la fermer. On entendit les assiettes cliqueter dans la cuisine où Brynhildur était toujours à ses fourneaux. Berti avait fait quelques séjours à la prison de Hraunid pour divers délits, vols avec effraction, faux et usage de faux, vente et trafic de stupéfiants, mais cela ne faisait pas de lui un criminel endurci.