— Ah, je vois.
— Y a-t-il eu d’autres personnes qui auraient arrêté de venir en même temps que lui ?
Le directeur s’accorda quelques instants de réflexion.
— Je ne m’en souviens pas très bien…
— Une femme, peut-être ?
— Non, je ne crois pas.
— Vous souvenez-vous s’il était apprécié en tant que client ?
— Absolument, très apprécié. En fait, il y a…
— Oui ?
— Vous me parlez de femmes qui auraient arrêté.
— En effet.
— Il y en avait une qui travaillait ici, maintenant que vous en parlez, remarqua le directeur. Je ne me souviens pas s’ils ont quitté les lieux exactement au même moment, mais c’était à peu près à la même époque. Elle s’appelle Frida, j’ai oublié son deuxième nom, le prénom de son père. Enfin, c’était une fille bien. Elle était entraîneur personnel. Je pourrais retrouver ses coordonnées sans problème si cela peut vous être utile. Ils faisaient je ne sais quoi ensemble.
— Ils étaient ensemble ?
— Non, je ne pense pas que cela soit allé si loin. Mais ils s’entendaient bien et je crois me rappeler qu’ils sortaient s’amuser tous les deux le week-end, enfin, ce genre de choses.
La jeune femme était entrée d’un pas hésitant dans l’appartement que Runolfur avait loué dans le quartier de Thingholt. Elle jetait autour d’elle des regards angoissés comme si elle s’attendait au pire.
Elinborg la suivait de près. Son père et sa mère l’accompagnaient, ainsi que le psychiatre qui s’occupait d’elle. Elinborg avait dû insister pour qu’elle et ses parents acceptent d’y venir. Sa mère avait fini par se ranger aux côtés de l’enquêtrice et par inciter vigoureusement sa fille à collaborer avec la police.
L’appartement avait été laissé en l’état depuis qu’on avait enlevé le corps de Runolfur. Les traces du meurtre étaient visibles et la jeune femme avait hésité en voyant le sang séché qui avait noirci sur le sol.
— Je ne veux pas entrer ici, avait-elle dit en suppliant Elinborg du regard.
— Je sais, Unnur, lui avait-elle répondu, d’un ton encourageant. Cela ne prendra qu’un instant. Ensuite, vous pourrez retourner chez vous.
Unnur s’était lentement avancée dans le vestibule puis dans le salon en évitant soigneusement de regarder tout le sang. Elle avait examiné les affiches de super-héros, le canapé, la table basse du salon et la télévision. Elle avait levé les yeux vers le plafond. La soirée était bien avancée.
— Je crois que je ne suis jamais venue ici, murmura Unnur.
Elle quitta le salon pour se rendre à la cuisine tandis qu’Elinborg la suivait comme une ombre. Auparavant, elles étaient allées voir la voiture de Runolfur qui se trouvait dans les locaux de la police, mais la jeune femme avait affirmé ne pas reconnaître le véhicule.
Il était également possible qu’elle ne veuille pas se rappeler.
Elles arrivèrent à la porte de la chambre à coucher. Unnur baissa les yeux sur le grand lit. La couette gisait à terre, mais les deux oreillers étaient à leur place. Le sol était parqueté, comme celui du salon. Deux tables de nuit étaient disposées de chaque côté. Elinborg se dit que ce devait être par souci de symétrie : Runolfur n’en avait sans doute besoin que d’une seule. Une liseuse était posée sur chacune d’elles. Cela attestait du goût du propriétaire, comme le reste de l’appartement, dont Elinborg avait immédiatement remarqué qu’il était agencé avec un certain soin. De chaque côté du lit se trouvaient de petits tapis. Les vêtements étaient accrochés sur des cintres dans le placard, les chemises soigneusement pliées, les chaussettes et sous-vêtements bien rangés dans les tiroirs. Ce domicile suggérait que Runolfur avait le contrôle total de son existence et qu’il se plaisait à prendre soin de ce qu’il possédait.
— Je ne suis jamais venue ici, assura Unnur.
Elinborg nota chez elle une forme de soulagement. Elle se tenait debout à la porte de la chambre, comme si elle n’osait pas y entrer.
— Vous êtes certaine ? insista Elinborg.
— Je ne ressens rien, observa Unnur. Je ne me souviens absolument pas de cet endroit.
— Nous avons tout notre temps.
— Non, je ne me souviens pas être venue ici. Ni ici, ni ailleurs. Est-ce qu’on peut s’en aller ? Je ne peux pas vous aider, je suis désolée. On peut partir ?
La mère d’Unnur lança à Elinborg un regard implorant.
— Cela va de soi, merci d’avoir accepté de vous prêter à cela, répondit Elinborg.
— Cette femme ? Elle est venue ici ?
Unnur s’avança d’un pas dans la chambre.
— Nous pensons qu’il était accompagné le soir du meurtre, répondit Elinborg. Il a eu des rapports sexuels très peu de temps avant sa mort.
— La pauvre, observa Unnur. Elle est venue ici contre sa volonté.
— Tout porte à le croire.
— Mais s’il lui a fait avaler cette drogue du viol, comment a-t-elle pu ensuite s’en prendre à lui ?
— Nous l’ignorons. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé.
— Je peux rentrer chez moi, maintenant ?
— Bien sûr. Quand vous voulez. Merci beaucoup d’avoir fait ça pour nous, je sais à quel point c’est difficile.
Elinborg les raccompagna et prit congé d’eux devant la maison de Thingholt. Elle regarda la famille s’éloigner jusqu’à disparaître au bout de la rue. Ils formaient un bien triste cortège. Elle se fit la réflexion qu’ils avaient tous les trois été victimes de la pire des violences et des profanations. La paix de cette famille avait volé en éclats : il ne leur restait plus qu’à pleurer en silence.
Elinborg resserra son manteau au plus près de son corps en retournant vers sa voiture et se demanda si elle ne s’apprêtait pas à passer une nouvelle nuit à lutter contre les insomnies.
12
Frida présentait avec Loa des ressemblances frappantes. C’était une brune du même âge et un peu plus ronde dont les jolis yeux marron pétillaient derrière d’élégantes lunettes. Elle n’était nullement étonnée de voir la police lui rendre visite. Elle avait expliqué qu’elle envisageait plus ou moins de se manifester depuis qu’elle avait appris qu’on avait trouvé ce produit sur la scène de crime. Ouverte et pleine d’entrain, elle était disposée à confier à Elinborg tout ce qu’elle savait.
— C’est affreux de lire ça dans les journaux, commença-t-elle. Je ne savais pas quoi faire, j’étais tellement choquée. Et dire que j’aurais pu aller chez cet homme. Il aurait pu me faire avaler ce truc-là.
— Vous êtes allée chez lui ? demanda Elinborg.
— Non, c’est lui qui est venu ici. Enfin, ce n’est arrivé qu’une seule fois. D’ailleurs, ça m’a amplement suffi.
— Que s’est-il passé ?
— C’est quelque peu embarrassant, précisa Frida. Je ne sais pas exactement comment vous expliquer. Je commençais à le connaître assez bien, mais nous n’étions pas ensemble. Et ce n’est pas mon habitude de me conduire ainsi. Vraiment pas. Je… il y avait quand même chez lui quelque chose de…
— De vous conduire ainsi ? interrompit Elinborg.
— De coucher, répondit Frida avec un sourire gêné. À moins que je ne sois tout à fait certaine.
— Certaine de quoi ?
— Que ce sont des hommes corrects.
Elinborg hocha la tête comme si elle savait ce que Frida voulait dire, ce dont elle n’était pourtant pas certaine. Elle observa l’appartement. La jeune femme lui avait raconté qu’elle vivait avec ses deux chats, lesquels passaient et repassaient entre les jambes d’Elinborg avec le plus total irrespect. L’un d’eux lui sauta subitement sur les genoux. L’appartement était situé au deuxième étage d’un immeuble dans un quartier arboré de Reykjavik. On apercevait le massif montagneux de Blafjöll par la fenêtre du salon, entre deux autres immeubles.