Il n’était pas de la meilleure humeur, se débattant depuis un certain temps avec une grippe tenace.
— Tu y vois quelque chose à redire ? rétorqua Elinborg tandis qu’elle ouvrit le réfrigérateur.
L’indigence de l’intérieur n’attestait pas de grandes prouesses culinaires de la part de son propriétaire. On y trouvait une banane et un poivron, des fromages, de la confiture, du beurre de cacahuète importé d’Amérique, des œufs et une brique de lait écrémé ouverte.
— Il n’avait pas d’ordinateur ? demanda Sigurdur Oli à l’un des deux hommes de la Scientifique encore présents sur les lieux.
— Nous l’avons emmené pour l’examiner, répondit le collègue. Pour l’instant, nous n’y avons rien trouvé qui puisse expliquer ce bain de sang. Vous êtes au courant pour le Rohypnol ?
L’homme les toisa à tour de rôle. Âgé d’une trentaine d’années, il n’était ni rasé ni coiffé : dépenaillé, voilà le mot que cherchait Elinborg. Sigurdur Oli, qui était toujours tiré à quatre épingles, lui avait confié, plein de mépris, que cet aspect repoussant était aujourd’hui devenu presque de rigueur.
— Le Rohypnol ? répondit Elinborg en secouant la tête.
— On en a trouvé dans la poche de sa veste et il y en a aussi une certaine quantité là, sur la table du salon, précisa leur collègue, vêtu d’une combinaison blanche et de gants en latex.
— Vous voulez parler de la drogue du viol ?
— Oui, répondit le gars de la Scientifique. Ils viennent de nous communiquer les conclusions des analyses par téléphone et nous devons prendre cette donnée en compte. Comme je viens de vous le dire, il en avait dans la poche de sa veste, ce qui signifie peut-être que…
— Qu’il s’en serait servi samedi soir, compléta Elinborg. Le propriétaire de l’appartement l’a vu partir en ville dans la soirée. Autrement dit, il en avait sur lui quand il est sorti s’amuser ?
— On dirait bien, pour peu qu’il ait porté cette veste-là, et tout porte à le croire. Le reste de ses vêtements est rangé dans les placards. La veste et cette chemise sont sur le dossier de cette chaise, son caleçon et ses chaussettes dans la chambre à coucher. Il gisait là, dans le salon, le pantalon sur les chevilles, mais ne portait pas de sous-vêtements. On dirait qu’il est allé à la cuisine pour prendre un verre d’eau. D’ailleurs, il y en a un qui est resté à côté de l’évier.
— Il est réellement sorti s’amuser avec du Rohypnol dans sa poche ? interrogea Elinborg, pensive.
— Il semble qu’il ait eu un rapport sexuel juste avant de mourir, répondit le gars de la Scientifique. Nous pensons que la capote que nous avons trouvée lui appartenait. Il la portait quasiment sur lui, mais l’autopsie nous confirmera tout ça.
— La drogue du viol, répéta Elinborg. Soudain, une récente affaire de viol sur laquelle elle avait enquêté et où ce produit avait été évoqué lui revint en mémoire.
Un brave homme qui longeait en voiture la rue Nybylavegur à Kopavogur avait aperçu une jeune femme de vingt-six ans et légèrement vêtue qui vomissait sur l’accotement. Celle-ci avait été incapable de lui dire d’où elle venait et ne se rappelait pas non plus où elle avait passé la nuit. Elle avait demandé au conducteur qui avait eu pitié d’elle de la ramener à son domicile. Elle était dans un tel état qu’il avait voulu l’emmener directement aux urgences, mais elle lui avait répondu que c’était inutile.
Cette femme n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait sur Nybylavegur. Elle s’était couchée dès son retour chez elle et avait dormi toute la journée. Au réveil, elle était toute courbatue. Son sexe la brûlait, ses genoux étaient à vif, mais elle ne se souvenait toujours pas des événements de la nuit précédente. Il ne lui était jamais arrivé de perdre la mémoire après avoir abusé de l’alcool et, même si elle ne parvenait pas à se rappeler l’endroit où elle avait passé la nuit, elle était certaine de n’avoir pas bu en quantité déraisonnable. Elle avait pris une longue douche pour se nettoyer sous toutes les coutures. L’une de ses amies l’avait appelée dans l’après-midi pour lui demander où elle était passée. Elles étaient sorties à trois pour s’amuser ce soir-là et la jeune femme avait perdu de vue les deux autres. Son amie lui avait expliqué qu’elle l’avait vue partir en compagnie d’un inconnu.
— Ouah, avait-elle observé, je n’en ai pas le moindre souvenir. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé.
— Qui était-ce ? lui avait demandé son amie.
— Aucune idée.
Les deux jeunes femmes avaient discuté un long moment et peu à peu, elle s’était souvenu qu’elle avait effectivement rencontré un homme qui lui avait payé un verre. Elle ne le connaissait pas et ne se rappelait que très confusément son apparence, mais elle l’avait trouvé sympathique. Elle avait à peine vidé son verre qu’un autre était apparu sur la table. Elle s’était absentée aux toilettes et, à son retour, l’inconnu lui avait proposé d’aller ailleurs. C’était le dernier souvenir qu’elle conservait de cette soirée.
— Où es-tu allée avec lui ? lui avait demandé son amie.
— Je ne sais pas. Je… enfin…
— Et tu ne le connaissais pas du tout ?
— Non.
— Tu crois qu’il aurait versé quelque chose dans ton verre ?
— Dans mon verre ?
— Eh bien, étant donné que tu as tout oublié. Tu sais qu’il existe ce genre de…
Son amie avait hésité.
— … ce genre de violeurs.
Un peu plus tard, son amie l’avait accompagnée à l’accueil d’urgence pour les victimes de viols à l’Hôpital national de Fossvogur. Au moment où l’enquête avait été confiée à Elinborg, la jeune femme était convaincue d’avoir été violée par l’inconnu du bar. L’examen médical révéla qu’elle avait eu un rapport sexuel au cours de la nuit, mais aucune trace de cette saleté n’avait été décelée dans son sang. Il ne fallait pas s’en étonner : la substance la plus fréquemment utilisée par les violeurs, le Rohypnol, disparaissait de l’organisme en l’espace de quelques heures.
Elinborg lui avait présenté des photos de violeurs condamnés dans le passé, mais elle n’en avait reconnu aucun. Elle l’avait accompagnée au bar où cet inconnu l’avait abordée, mais le personnel n’avait gardé souvenir ni de la jeune femme ni de l’homme qu’elle était censée y avoir rencontré. Elinborg savait que les viols sous l’emprise de cette drogue étaient des affaires très complexes. On n’en décelait aucune trace dans le sang ni dans les urines. Le poison avait généralement disparu de l’organisme au moment où la victime était examinée, mais elle présentait toutefois un certain nombre de signes attestant du fait que son violeur l’avait droguée : perte de mémoire, présence de sperme dans les voies vaginales, contusions diverses sur le corps. Elinborg avait expliqué à cette femme qu’on l’avait sans doute droguée avec ce genre de produit. Il n’était pas exclu que son agresseur lui ait fait ingérer de l’acide botulique, dont les effets sont similaires à ceux du Rohypnol. C’est une drogue inodore, incolore et qui existe aussi bien sous forme liquide qu’en poudre. Elle s’attaque au système nerveux central, rendant la victime incapable de se défendre. Celle-ci souffre de troubles de la mémoire, quand elle ne la perd pas tout simplement.
— Tout cela nous complique la tâche pour traduire ces salauds en justice, avait-elle expliqué. Les effets du Rohypnol durent entre trois et six heures, ensuite, il disparaît de l’organisme sans laisser de traces. Il suffit de quelques milligrammes pour plonger celui qui l’a ingéré dans une forme de somnolence et les effets sont décuplés quand le produit est absorbé avec de l’alcool. Ensuite peuvent survenir des hallucinations, des accès de mélancolie et des étourdissements. Cela va parfois même jusqu’à des convulsions.