Edvard la regardait comme s’il avait eu devant lui un insecte puis il consentit à la laisser entrer et elle le suivit au salon. Il retira un paquet de copies d’un des fauteuils pour le poser sur un tas de vieux films.
— Vous pouvez vous installer ici, si vous voulez, je suppose que je ne peux pas m’opposer à votre visite, mais je ne vois vraiment pas en quoi je pourrais vous être encore utile. Je ne sais rien du tout.
— Merci bien, répondit Elinborg en s’asseyant. Vous savez que nous avons découvert l’identité de la personne qui se trouvait chez lui.
— Oui, ils l’ont dit au journal télévisé. Et apparemment, il l’aurait violée. C’est vrai ?
— Aviez-vous connaissance des activités de Runolfur ? éluda-t-elle.
— Je me tue à vous le répéter : je ne sais rien, répondit Edvard sans même tenter de dissimuler à quel point la visite d’Elinborg lui déplaisait. Je ne comprends pas pourquoi vous passez votre temps à venir ici.
— Par le mot activités, j’entends la manière dont il se comportait avec les femmes, le fait qu’il leur administrait une drogue pour profiter ensuite de leur état.
— Je ne savais pas ce qu’il faisait chez lui.
— Vous m’avez dit qu’il avait des problèmes de sommeil et que c’était pour cette raison qu’il avait besoin de Rohypnol. Qu’il n’avait pas voulu demander ce médicament à un médecin parce que c’était un produit qui posait problème. Et vous l’avez aidé à se procurer cette drogue du viol. Pour vous dire le fond de ma pensée, il me semble que vous n’avez pas défini assez clairement les relations que vous entreteniez avec Runolfur. Voyez-vous où je veux en venir ?
— J’ignorais que c’était un violeur, répondit Edvard.
— Et vous aviez simplement décidé de croire tout ce qu’il vous racontait ?
— J’ignorais qu’il me mentait.
— Connaissez-vous quelques-unes de ses victimes ?
— Moi ?! Je me tue à vous dire que je ne sais rien de plus.
— Lui est-il arrivé de vous parler d’autres victimes, d’autres femmes qu’il aurait rencontrées, et qui seraient venues chez lui ?
— Non.
— À combien de reprises avez-vous acheté du Rohypnol pour lui ?
— Il n’y en a eu qu’une, cette unique fois.
— En avez-vous fait usage personnellement dans un but peu avouable ?
Edvard la dévisagea.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il.
— Vous adonniez-vous tous les deux à des jeux spéciaux avec les femmes ?
— De quoi parlez-vous ? Je ne comprends pas.
— Vous affirmez avoir passé la soirée tout seul chez vous au moment où Runolfur a été assassiné, répondit Elinborg en sortant discrètement son portable. Or, vous n’avez personne pour le confirmer. Vous dites avoir regardé la télévision. Serait-il possible que vous vous soyez trouvé au domicile de Runolfur ?
— Moi ? Non.
— Et que vous lui ayez tranché la gorge ?
— Moi ?! Vous êtes folle ?
— Et pourquoi pas ? renvoya Elinborg.
— Je n’ai rien à voir avec ça ! J’ai passé la soirée chez moi et ensuite, j’ai appris sa mort aux informations. Vous avez trouvé les coupables. Pourquoi revenez-vous m’interroger ? Je n’ai rien fait. Quelle raison aurais-je eu de tuer Runolfur ?
— Je l’ignore, répondit Elinborg. C’est à vous de me le dire. Peut-être partagiez-vous de petits secrets. Peut-être savait-il certaines choses sur vous, des détails embarrassants que vous ne vouliez pas que les gens apprennent.
— Quoi ? De quoi parlez-vous ?
— Gardez votre calme. J’ai encore des questions à vous poser sur un sujet un peu différent.
Edvard hésita, puis il s’affaissa lentement sur son fauteuil. Ses yeux étaient rivés sur Elinborg. Elle était parvenue à le rendre aussi nerveux que désemparé. Il ne lui inspirait aucune peur. Elle avait parfois été confrontée à des hommes qui l’avaient terrifiée. Il n’était pas de ceux-là. Elle avait préféré lui rendre visite seule, ainsi, il se sentirait moins menacé. Cependant, malgré son absence de peur, elle s’était armée de quelques précautions. Elinborg n’avait aucune idée de celui qu’il était vraiment ou des réactions qu’il pouvait avoir s’il se sentait acculé. Un véhicule de police patrouillait aux abords de la maison. Elle faisait passer son portable d’une main à l’autre ; il lui suffisait d’appuyer sur une touche pour que ses collègues fassent irruption. Elle avait bien envie de secouer cet Edvard, de le pousser à bout afin de voir comment il réagirait.
— Vous avez enseigné autrefois au lycée d’Akranes, reprit-elle. Au lycée polyvalent. Les matières scientifiques, à ce qu’on m’a dit. Je me trompe ?
Edvard la regarda, totalement déconcerté.
— Vous avez raison.
— Cela remonte à quelques années. Ensuite, vous avez quitté ce poste pour venir à Reykjavik. Un événement étrange s’est produit à l’époque où vous étiez là-bas : une jeune fille, une lycéenne, a disparu sans laisser de traces. Vous vous en souvenez ?
— Je me souviens de sa disparition, répondit Edvard. Pourquoi me posez-vous ces questions sur elle après tout ce temps ?
— Cette jeune fille s’appelait Lilja. Je crois savoir que vous l’avez eue en cours l’année précédant les faits. Est-ce exact ?
— Oui, j’ai été son professeur pendant un semestre, répondit Edvard. Que signifie tout cela ? Pourquoi me posez-vous des questions sur elle ? En quoi cela me concerne-t-il ?
— Que pouvez-vous me dire à propos de cette jeune fille, de Lilja ? Quel souvenir avez-vous conservé d’elle ?
— Aucun, hésita Edvard. Je ne la connaissais pas plus que cela. Je l’ai eue comme élève et j’en ai eu des dizaines d’autres. J’ai enseigné là-bas quelques années. Avez-vous posé ces questions à d’autres personnes du lycée ou seulement à moi ?
— J’ai envisagé d’interroger d’autres gens, en fait, j’ai déjà commencé, répondit Elinborg. J’ai bien envie de me replonger dans cette affaire et j’ai eu l’idée de vous poser ces questions parce que votre nom apparaît dans le dossier.
— Comment ça, mon nom ?
— La police vous a entendu à l’époque. J’ai lu les rapports. Vous faisiez le trajet entre Akranes et Reykjavik tous les jours, matin et soir. C’est consigné sur les procès-verbaux. Vous terminiez votre journée assez tôt le vendredi si je me souviens bien. Ai-je raison ?
— Je suppose que oui, si c’est dans le rapport en question. Je n’en ai plus aucun souvenir.
— Quel genre de jeune fille était Lilja ?
— Je ne la connaissais pas.
— Possédiez-vous une bonne voiture à l’époque ?
— J’avais la même que celle qui est garée le long de la maison.
— Vous arrivait-il de déposer des élèves à Reykjavik ? S’ils avaient des choses à y faire ou bien s’ils voulaient venir s’y amuser pour le week-end ?
— Non.
— Vous n’avez jamais proposé à aucun d’entre eux de l’emmener ?
— Non.
— Jamais ?
— Non, je ne l’ai jamais fait.
— Et si je vous disais que je connais une jeune fille que vous avez un jour emmenée à Reykjavik pour la déposer au centre commercial de Kringlan ?
Edvard s’accorda un instant de réflexion.
— Vous pensez que je vous mens ? demanda-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg.
— Si j’ai emmené quelqu’un en voiture à Reykjavik, il s’est agi d’une exception. Probablement est-ce une personne qui m’a demandé de lui rendre ce service. Un enseignant, peut-être. Je ne me souviens pas avoir pris d’élèves dans ma voiture.
— Celle avec qui j’ai parlé n’a pas eu besoin de vous demander quoi que ce soit. Vous l’avez ramassée à Akranes. Vous vous êtes arrêté et lui avez proposé de l’emmener. Vous souvenez-vous de ça ?