Le visage d’Edvard était devenu rouge écarlate et ses mains, qui avaient nerveusement tripoté les feuilles et les étuis de films qui occupaient la table, reposaient maintenant immobiles sur le plateau. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il avait chaud. Elinborg continuait de faire passer son portable d’une main à l’autre.
— Non, répondit-il. Il y a sans doute quelqu’un qui vous a menti.
— Elle attendait le car.
— Je n’ai aucun souvenir de cet événement.
— Elle ne tarit pas d’éloges à votre sujet, observa Elinborg. Vous l’avez déposée à Kringlan. Elle se rendait en ville pour y effectuer des achats. Je ne vois pas quelle raison elle aurait eu de me mentir.
— Je ne m’en souviens pas, c’est tout.
— C’était une élève du lycée.
Edvard garda le silence.
— Lilja a disparu un vendredi alors que vous terminiez tôt et que vous repartiez vers Reykjavik. À ce que je sais, vous avez fini votre journée de cours à midi. On ne vous a pas posé cette question à l’époque, mais êtes-vous rentré directement à Reykjavik ? Dès midi ?
— Insinuez-vous que j’aurais tué à la fois cette jeune fille et Runolfur ? Vous êtes folle ou quoi ?
— Je n’insinue rien du tout, répondit Elinborg. Voulez-vous me répondre ?
— Je ne suis pas sûr d’être obligé de répondre à vos questions ridicules, rétorqua Edvard.
On aurait dit qu’il prenait les choses en main et qu’il voulait lui montrer qu’il n’avait pas l’intention de se laisser traiter de la sorte.
— C’est à vous de voir. Mon rôle est de les poser. Soit vous y répondez maintenant, soit vous y répondrez plus tard. Avez-vous croisé Lilja ce vendredi-là avant de quitter Akranes et de repartir pour Reykjavik ?
— Non.
— Lui avez-vous proposé de la déposer en ville ?
— Non plus.
— Savez-vous où elle était ce jour-là ?
— Non et vous feriez mieux de partir. Je n’ai plus rien à vous dire. Je ne comprends pas pourquoi vous vous acharnez comme ça sur moi. Il se trouve que je connaissais Runolfur, mais cela s’arrête là. C’était un bon ami. Est-ce que cela me rend coupable de tous les crimes sur lesquels vous enquêtez ?
— Vous avez pris contact avec un dealer notoire et vous lui avez acheté de la drogue destinée à Runolfur.
— Et alors ? Est-ce que cela fait de moi un assassin ?
— C’est vous qui le dites.
— C’est moi qui le dis ?! Pourquoi venez-vous constamment ici ? Je n’ai jamais rien affirmé de tel !
— Je n’ai jamais non plus laissé entendre que vous leur aviez fait du mal, observa Elinborg. C’est vous qui n’arrêtez pas de le répéter. Je me suis contentée de vous demander si vous aviez pris Lilja dans votre voiture pour l’emmener à Reykjavik le jour où elle a disparu. Je ne vous ai pas posé d’autre question que celle-là. Vous possédiez une voiture, vous faisiez le trajet. Vous connaissiez vaguement Lilja pour l’avoir eue comme élève. Avez-vous réellement l’impression que je vous pose des questions suspectes ?
Edvard ne lui répondit rien.
Elle se leva et plongea son portable dans la poche de son manteau. Edvard ne ferait pas de difficultés. Il semblait abasourdi par ses questions. Il était inquiet et nerveux. Elle ne parvenait pas à déterminer s’il lui mentait ou non.
— Il est tout à fait possible qu’elle soit venue à Reykjavik ce jour-là et qu’elle y ait disparu, observa Elinborg. C’est une hypothèse comme une autre. Je me suis simplement dit que vous saviez peut-être où elle était allée. Je n’ai à aucun moment insinué que vous étiez responsable de sa disparition. C’est vous qui le faites.
— Vous essayez de m’embrouiller !
— Vous avez enseigné les matières scientifiques à Lilja et vous avez déclaré qu’elle n’était pas une élève d’exception.
— Exact.
— Or, sa mère m’a confié qu’elle était très douée dans ces domaines et qu’elle affectionnait particulièrement les maths.
— Je ne vois pas le rapport ?
— Il est possible que vous vous soyez intéressé à elle si c’était une bonne élève.
Edvard se taisait.
— Mais vous n’avez pas voulu vous engager dans cette voie lors de votre déposition, vous ne vouliez pas risquer d’attirer l’attention sur vous.
— Fichez-moi la paix, commanda-t-il.
— Je vous remercie de votre coopération, renvoya Elinborg.
— Fichez-moi la paix, répéta Edvard. Fichez-moi simplement la paix !
24
Les interrogatoires croisés du père et de sa fille débutèrent tôt le lendemain matin, dirigés par Elinborg. Elle commença par Nina, qui fut conduite dans la pièce où elle l’attendait. Le père serait interrogé à la suite. Nina semblait calme et posée au moment où elle salua Elinborg. Elle avait subi un examen médical à l’accueil d’urgence pour les victimes de viol et s’était vue proposer une aide psychologique.
— Avez-vous réussi à dormir ? demanda Elinborg.
— Oui, un peu, pour la première fois depuis des jours, répondit Nina, assise à côté de son avocat, un homme d’une cinquantaine d’années. Et vous, avez-vous bien dormi ? poursuivit-elle d’un ton accusateur. Mon père n’a rien fait. Il s’est contenté de m’aider. Il est innocent.
— Espérons-le.
Elinborg s’abstint de préciser qu’elle avait, pour sa part, plutôt bien dormi après avoir avalé un somnifère, extrémité à laquelle elle ne recourait qu’exceptionnellement parce qu’elle préférait éviter de prendre des médicaments, quel que soit leur nom. Elle avait souffert d’insomnies ces dernières nuits et s’était rendue au travail épuisée : cela ne pouvait pas continuer ainsi. Elle avait donc placé une petite pilule sous sa langue au coucher et avait dormi d’un sommeil de plomb jusqu’au matin.
Tout comme la veille, elle commença par reconstituer l’emploi du temps de Nina avant sa rencontre avec Runolfur. La jeune femme ne modifia rien de ce qu’elle avait déjà déclaré, elle se montrait claire et résolue, comme si elle était bien décidée à se confronter à l’ensemble des faits, à la nouvelle situation dans laquelle elle se trouvait et au procès qui l’attendait. Elle semblait moins abattue que la veille. On aurait dit que le cauchemar embrumé, le déni et la peur avaient enfin cédé leur place à une réalité qu’elle ne pouvait fuir.
— Quand Konrad, votre père, est arrivé pour vous aider, comme vous dites, comment est-il entré dans l’appartement ? demanda Elinborg.
— Je n’en sais rien, je crois que la porte n’était pas bien fermée ou, tout du moins, pas à clef. Tout à coup, il était là.
— Ce n’est pas vous qui êtes allée lui ouvrir ?
— Non, je ne pense pas. Je ne m’en souviens pas. Je vivais un vrai cauchemar. Il a dû vous l’expliquer.
Elinborg opina de la tête. Konrad lui avait effectivement précisé que la porte n’était pas correctement fermée à son arrivée sur les lieux.
— Donc, vous n’êtes pas allée jusqu’à cette porte pour lui ouvrir ?
— Je ne le pense pas.
— Peut-être avez-vous essayé de vous enfuir, mais renoncé en arrivant devant cette porte ?
— Je ne m’en souviens pas, c’est possible. Je me rappelle avoir trouvé mon téléphone et j’ai directement appelé papa.
— Pensez-vous que ce soit Runolfur qui aurait ouvert ?
— Je n’en sais rien, répondit Nina en haussant le ton. Je vous le jure, je ne me rappelle presque rien de ce qui s’est passé. Que voulez-vous que je vous réponde ? Je ne m’en souviens pas. Je ne me souviens de rien !
— Croyez-vous possible que vous soyez parvenue à contacter votre père avant le décès de Runolfur ? Et qu’il vous ait porté secours en s’en prenant à lui ?