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— Non.

— Pouvez-vous en être sûre ?

— Je vous l’ai déjà expliqué. Je me suis réveillée seule dans cet appartement, je suis allée dans le salon et là, j’ai vu Runolfur étendu par terre. Ensuite, j’ai appelé mon père. Pourquoi refusez-vous de me croire ? C’est la seule chose dont je me souvienne. Je suppose que j’ai bondi sur Runolfur et qu’ensuite…

— Il n’y a que bien peu d’indices qui laissent à penser qu’il y a eu lutte à l’intérieur de cet appartement, interrompit Elinborg. Ce meurtre était, si j’ose dire, plutôt propre, pour peu qu’on exclue tout ce sang. Cela impliquerait que vous soyez parvenue à le prendre par surprise et à lui trancher la gorge d’une manière pour ainsi dire professionnelle. Pensez-vous être capable de ce genre de chose ?

— Peut-être. Si je suis acculée. Si je dois me défendre. Si je suis droguée.

— Pourtant, il n’y avait sur vous aucune tache de sang, à ce qu’a déclaré votre mère.

— Je ne m’en souviens pas. J’ai pris une douche en rentrant chez mes parents, même si j’en garde également un souvenir imprécis.

— Avez-vous vu Runolfur boire quelque chose ou absorber un médicament quand vous êtes arrivés tous les deux chez lui ?

— J’ai l’impression de passer mon temps à vous répéter la même chose. Je ne me rappelle plus rien de ces moments-là. Je garde un souvenir très vague du chemin jusqu’à son domicile et ensuite, je me rappelle seulement le moment où je me suis réveillée dans son lit.

— Lui avez-vous administré du Rohypnol avant sa mort ? Afin de pouvoir lui trancher la gorge avec plus de facilité ?

Nina secoua la tête comme si elle ne comprenait pas exactement où Elinborg voulait en venir. Comme si elle n’avait pas saisi la question.

— Lui ai-je administré… ?

— Nous savons qu’avant sa mort, il avait pris la drogue que vous l’accusez de vous avoir donnée. Ce produit l’a mis hors d’état de se défendre. Il y a une chose que vous ne voulez pas nous dire, un détail que vous continuez de nous dissimuler. Peut-être afin de protéger votre père, peut-être à cause de quelqu’un d’autre. Toujours est-il que vous essayez de vous cacher derrière vos parents. Vous continuez ce jeu de cache-cache. Je crois que vous protégez votre père. Est-ce possible ?

— Je n’ai donné aucune drogue à cet homme et je ne protège personne.

— Vous n’avez pas appelé la police quand vous êtes sortie de la chambre et que vous avez trouvé le cadavre de Runolfur par terre. Pourquoi ?

— Je vous l’ai déjà dit.

— C’était pour couvrir votre père ?

— Non, ce n’était pas pour couvrir qui que ce soit. Mon père n’a joué aucun rôle dans cette histoire.

— Mais…

— Vous ne devez pas croire qu’il a tué cet homme, coupa Nina, subitement alarmée. Papa ne ferait jamais une telle chose. Jamais. Vous ne le connaissez pas et vous n’avez pas idée de tout ce qu’il a enduré depuis qu’il était petit.

— Vous voulez parler de la poliomyélite ?

Nina hocha la tête. Elinborg demeura silencieuse.

— Je n’aurais jamais dû l’appeler, reprit Nina. Si j’avais imaginé que vous alliez penser qu’il s’en était pris à lui, je ne lui aurais jamais téléphoné.

— Pourriez-vous expliquer avec un peu plus de précision pour quelle raison vous n’avez pas contacté la police ?

— Je…

— Oui ?

— J’avais honte. J’avais honte d’être à cet endroit. D’y être arrivée sans me souvenir comment et d’être allongée nue dans cette maison inconnue. J’avais honte d’avoir été violée. J’ai tout de suite compris ce qu’il m’avait fait. Je trouvais… cela me faisait honte. Je voulais que personne ne l’apprenne. Je ne voulais le dire à personne. Je trouvais cette chose-là tellement abjecte et dégoûtante. J’ai vu le préservatif sur le sol. Je me suis imaginée ce qu’allaient dire les gens. Et si c’était moi qui lui avais fait des avances ? Et si je portais ma part de responsabilité ? Et si c’était entièrement ma faute ? Était-ce moi qui avais appelé cette chose-là sur nous ? Quand je l’ai vu couché par terre, je crois que j’ai eu un moment de folie. Je ne sais pas comment je pourrais vous le décrire mieux que ça. J’avais peur, ce que je voyais me terrifiait et j’étais tout autant terrifiée par la honte. J’ai à peine été capable de dire à mon père ce que je faisais là, seule et nue, en compagnie d’un homme que je ne connaissais pas. Et je l’étais encore moins d’appeler la police.

— C’est le violeur sur qui retombe toute la honte, observa Elinborg.

— Je les comprends mieux maintenant, murmura Nina. Mon Dieu, comme je les comprends !

— Qui ça ?

— Les femmes qui tombent sur ces hommes-là. Je crois que je comprends ce qu’elles traversent. On entend bien parler de ces viols, mais il y a tellement d’horreurs dans l’actualité qu’on essaie de balayer tout ça. Y compris les viols. Aujourd’hui, je sais que derrière chacune de ces informations, il se cache des histoires affreuses de femmes qui, comme moi, ont subi une violence insupportable. Et ces hommes ! Comment peuvent-ils donc être aussi abjects ? Je…

— Quoi ?

— Je sais que je devrais m’abstenir de tenir ce genre de propos, surtout à vous, surtout à l’intérieur de cette salle. Mais je m’en fiche complètement. Je ressens une telle colère quand je pense à ce qu’il m’a fait. Il m’a droguée, puis il m’a violée !

— Et qu’avez-vous envie de dire ?

— Quand on pense aux peines auxquelles on les condamne ! Elles sont ridicules ! C’est une honte ! La justice ne punit pas ces sales types, elle leur donne une petite tape sur la main.

Nina inspira profondément.

— Il m’arrive parfois de…

Elle tentait de réfréner ses larmes.

— Parfois, je voudrais tellement me rappeler le moment où je l’ai égorgé.

Environ une heure plus tard, c’était le tour de Konrad. Assis aux côtés de son avocat comme Nina, il semblait calme et posé au début de l’interrogatoire. Il manquait de sommeil, il affirmait n’avoir pas fermé l’œil de la nuit. Sa femme avait eu la tâche difficile d’expliquer à leur fils de San Francisco la tragédie qui s’était abattue sur la famille et il était terriblement inquiet pour sa fille.

— Comment va Nina ? furent les premiers mots qu’il prononça.

— Elle ne va évidemment pas très bien, répondit Elinborg. Nous allons essayer d’en finir aussi vite que possible.

— Je ne comprends pas comment vous pouvez imaginer que j’aie quoi que ce soit à voir avec la mort de cet homme. Je sais bien que j’ai dit que j’aurais préféré que ce soit moi qui l’aie tué plutôt que ma fille. Je crois d’ailleurs que ce serait la réaction de n’importe quel père. Et je suppose que vous diriez la même chose à ma place.

— Il ne s’agit pas de moi, fit remarquer Elinborg.

— J’espère que vous n’avez pas pris mes paroles comme des aveux.

— Pourquoi n’avez-vous pas contacté la police quand vous avez compris ce qui s’était passé chez Runolfur ?

— C’était une erreur, répondit Konrad. J’en ai conscience. Jamais nous n’aurions pu vivre avec cela. Nous l’avons su dès le début. Je sais qu’il vous est difficile de le comprendre, mais essayez de vous mettre à notre place. Il me semblait que Nina en avait déjà assez subi et je me disais que ce n’était pas si grave tant que vous, la police, n’aviez pas connaissance de son existence dans cette affaire. Il n’y avait rien qui les reliait. Ils s’étaient rencontrés dans un bar. Elle n’avait dit à personne où elle était ni avec qui. J’ai essayé de ramasser tous ses vêtements. Je n’ai pas vu ce châle.

— Pourrions-nous aborder la manière dont vous avez pénétré dans l’appartement de Runolfur ? Je n’ai pas très bien saisi les choses.