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À la fin de l’après-midi, elle avait une nouvelle fois garé son véhicule à distance respectable du domicile d’Edvard pour observer chaque mouvement autour de la maison. Sa voiture était toujours stationnée au même endroit. Elinborg était allée visiter le site Internet de l’école où il enseignait et avait consulté son emploi du temps. Il terminait en général ses journées vers trois heures de l’après-midi. Elle ignorait ce que cela lui apporterait d’espionner ainsi cet homme. Probablement éprouvait-elle tant de compassion à l’égard de Konrad et de sa fille qu’elle s’acharnait un peu trop à trouver une autre solution à cette enquête.

Elle apercevait les chantiers navals depuis l’endroit où elle était garée. Ce lieu où on réparait les bateaux céderait bientôt la place à des immeubles d’habitation avec vue sur le port. Les vestiges de l’Histoire s’évanouiraient comme la rosée au soleil. Elle pensa à Erlendur qui aurait souhaité conserver tout ce qui rappelait le passé. Elle n’était pas toujours d’accord avec lui. Il fallait laisser une place à l’évolution. Erlendur avait été très agacé au moment où on avait déplacé la maison Gröndal de la rue Vesturgata, là où Elinborg était garée en ce moment, pour l’emmener au musée de l’habitat d’Arbaer. Il avait passé son temps à demander pourquoi on ne pouvait pas laisser cette maison là où elle était, dans le Reykjavik du temps passé où elle avait sa place, son histoire et sa raison d’être. Il affirmait que c’était une construction remarquable, qui tirait son nom de Benedikt Gröndal, l’auteur du XIXe qui y avait écrit l’une de ses œuvres préférées : Daegradvöl, Passe-temps. La maison Gröndal était l’un des rares bâtiments du XIXe qu’avait conservé la ville. Et il faudrait l’arracher jusqu’à la racine ? s’était irrité Erlendur, pour la balancer sur des tas d’immondices là-haut, à Arbaer !

Elinborg était assise là depuis bien plus d’une heure quand elle distingua enfin du mouvement chez Edvard. La porte s’ouvrit, il sortit et s’avança vers sa voiture. Elle le prit en filature. Il fit une première halte dans un magasin discount puis se rendit à une laverie. Ensuite, il s’arrêta à une boutique de location de vidéos en faillite. Les mots Liquidation totale étaient écrits dans la vitrine. Cessation d’activité. Edvard s’attarda longuement à l’intérieur et ressortit les bras chargés de films qu’il déposa dans le coffre de son véhicule. Il discuta un bon moment sur le parking avec l’un des employés avant de prendre congé de lui. Il passa ensuite dans une compagnie de téléphonie, celle où avait travaillé Runolfur. Elinborg vit par la vitrine qu’il s’intéressait aux nouveaux téléphones portables. Un conseiller vint lui proposer son assistance. Ils discutèrent longuement puis Edvard choisit un appareil et l’acheta. Il reprit la direction du quartier ouest de la ville, mais s’arrêta en chemin dans un restaurant à hamburgers pour manger. Il consacra à cette activité un certain temps. Elinborg était sur le point de laisser tomber sa filature. Elle ignorait ce qu’elle cherchait et pensa brusquement que, sans doute, elle suivait un homme parfaitement innocent.

Elle appela chez elle. Ce fut Theodora qui décrocha. Elles discutèrent un bref moment. Deux camarades de sa fille l’avaient raccompagnée après l’école et Theodora avait autre chose à faire que de distraire sa mère de son ennui. Teddi n’était pas encore rentré et la petite ne savait pas où ses frères se trouvaient.

Edvard sortit du restaurant et se remit au volant de sa voiture. Elinborg dit au revoir à Theodora et recommença à le suivre. Il était sur le chemin du retour, il remonta la rue Tryggvagata vers l’ouest puis s’engagea sur Myrargata, ralentit en passant à côté des chantiers navals et s’arrêta, en se garant à cheval sur le trottoir. Il semblait regarder la cale sèche et la montagne Esja, de l’autre côté de la baie. Elinborg était coincée. Elle ne pouvait pas arrêter son véhicule à cet endroit, juste derrière celui d’Edvard, et le dépassa pour aller sur le parking de Hédinshus. Elle attendit là qu’Edvard se remette en route. Il rentra chez lui.

Elle s’immobilisa au même endroit qu’avant et éteignit le moteur. Edvard emporta sa lessive et ses produits alimentaires jusqu’à chez lui et referma sa porte. C’était le soir. Elinborg éprouvait de la mauvaise conscience envers sa famille qui, ces temps-ci, se nourrissait principalement de plats rapportés par Teddi. Elle se dit qu’elle devait passer plus de temps à la maison, être plus disponible pour Theodora et pour ses fils, ainsi que pour Teddi qui avait tendance à rester collé devant la télévision. Il affirmait regarder principalement des documentaires scientifiques ou animaliers, mais c’était un mensonge éhonté. Elle l’avait souvent pris la main dans le sac alors qu’il avalait les pires programmes américains de divertissement ou de téléréalité qui ne s’intéressaient qu’aux mariages, aux mannequins ou à des individus naufragés sur quelque île déserte. Voilà les nouveaux documentaires animaliers de Teddi.

Elle vit l’un des voisins d’Edvard sortir et ouvrir la porte de son garage où se trouvait une vieille voiture que l’homme commença à bichonner. Elle ne reconnaissait pas la marque, mais c’était un de ces anciens tanks qu’on fabriquait dans les années 60. Bleu clair avec des pare-chocs chromés dont dépassaient des ailerons qui lui conféraient une certaine allure. Teddi les appelait tombereaux ou tonneaux : il les adorait. Surtout les Cadillac. Il répétait que c’étaient les meilleures voitures jamais produites.

Elinborg ignorait si celle-là était une Cadillac, mais elle savait comment engager la conversation avec cet homme. Elle descendit de son véhicule et se dirigea vers lui.

— Bonsoir, lança-t-elle depuis la porte.

Le propriétaire leva les yeux de ses occupations et répondit à son salut. Il devait avoir dans les cinquante ans et son visage rondouillard respirait la bonhomie.

— Elle est à vous ? s’enquit Elinborg.

— Eh oui, répondit l’homme, c’est la mienne.

— C’est une Cadillac, n’est-ce pas ?

— Non, une Chrysler New Yorker, modèle 59. On me l’a expédiée d’Amérique il y a quelques années.

— Ah, c’est une Chrysler ? Elle est en bon état ?

— Oui, elle est très bien, répondit l’homme. Elle me demande très peu d’entretien, je dois juste la lustrer de temps à autre. Vous vous intéressez aux voitures de collection ? C’est assez rare de rencontrer des femmes qui se passionnent pour ça.

— Non, je n’irai pas jusque-là. C’est plutôt mon compagnon qui se passionne pour ces chars. Il est mécanicien et il avait autrefois une de ces vieilles bagnoles. Il a fini par la vendre. Je me dis qu’il aurait été tout heureux de voir celle-là.

— Ma chère, vous n’avez qu’à me l’envoyer, suggéra l’homme. Je lui ferai faire un petit tour en ville.

— Il y a longtemps que vous habitez ici ? demanda Elinborg.

— Depuis que nous sommes mariés, cela doit faire vingt-cinq ans. J’avais envie d’être à côté de la mer. Nous allons souvent nous promener vers les chantiers navals et jusqu’à l’île d’Örfirisey.

— Ils vont maintenant faire disparaître tout ça pour construire à côté du port. Qu’en pensent les habitants du quartier ?

— Je n’en suis pas satisfait, répondit l’homme. Je ne saurais me prononcer sur ce qu’en pensent les autres. Je trouve qu’on ne devrait pas comme ça passer notre temps à évacuer l’Histoire et les métiers qui ont fait cette ville à coups de pelleteuse. Voyez ce qu’on a fait de la rue Skulagata. Qui se souvient encore de Völundur, de Kveldulfur ou des Abattoirs de Slaturfélag ? Et voilà maintenant qu’ils vont aussi effacer les chantiers navals.