— J’imagine bien que les riverains ne sautent pas de joie.
— Non, je suppose.
— Vous connaissez bien vos voisins ?
— Plutôt, oui.
— Je passais par ici et j’ai eu l’impression de reconnaître l’homme qui vit dans la maison jaune avec l’aulne dont les branches penchent par-dessus le toit. Vous souvenez-vous de son nom ?
— Vous voulez parler d’Edvard ? demanda l’homme.
— Oui, Edvard, c’est bien ça, confirma Elinborg comme si elle venait d’obtenir la réponse à une énigme qu’elle s’était employée à résoudre depuis un certain temps. C’est bien lui. Nous avons travaillé ensemble à une époque, précisa-t-elle.
— Ah.
— Il est toujours dans l’enseignement, ou… ?
— Oui, il est professeur dans un lycée, je ne me rappelle plus lequel.
— Nous avons été collègues au lycée de Hamrahlid, dit Elinborg, désolée de devoir mentir ainsi à ce brave homme.
Elle préférait ne pas dévoiler qu’elle était dans la police et risquer de jeter ainsi tel ou tel soupçon sur la personne d’Edvard. La nouvelle ne tarderait pas à se répandre dans le quartier et lui reviendrait bientôt aux oreilles.
— Ah, je vois. Je ne le croise que peu. Il aime bien sa solitude et il est plutôt discret.
— Cela ne m’étonne pas. Il est un peu secret. Il vit ici depuis longtemps ?
— Je dirais qu’il a emménagé dans cette maison il doit y avoir environ dix ans. Il était encore étudiant.
— Et il a eu les moyens d’acheter alors qu’il n’avait pas terminé ses études ?
— Cela, je n’en sais rien, répondit l’homme. Je crois me souvenir qu’il a loué une chambre à quelqu’un pendant un certain temps, cela a dû l’aider à économiser.
— En effet, il m’en a parlé à l’époque, mentit Elinborg. Je me souviens qu’il a aussi enseigné à Akranes.
— Tout à fait.
— Il y allait tous les matins et revenait tous les soirs ?
— Exact. Il avait déjà cette voiture. Aujourd’hui, c’est un vrai tacot. Mais comme je viens de vous le dire, je ne connais pas très bien Edvard même si nous sommes voisins. Disons que nous nous connaissons vaguement. Je ne peux pas vous dire grand-chose de lui.
— Il est toujours célibataire ? interrogea Elinborg afin de s’approcher lentement du vif du sujet.
— Oui, on ne voit pas de femme. En tout cas, je n’ai rien remarqué.
— Il ne sortait pas beaucoup à l’époque où nous travaillions ensemble.
— Et ça n’a pas changé. Je ne remarque jamais le moindre passage là-bas, même en fin de semaine, précisa l’homme avec un sourire. Ni les autres jours, d’ailleurs. Il est très solitaire.
— Eh bien, bon courage avec votre Chrysler, conclut Elinborg, c’est vraiment une belle voiture.
— Oh que oui, convint l’homme. Ça, c’est de la bagnole.
Le portable d’Elinborg sonna au moment où elle arrivait devant chez elle. Elle éteignit le moteur et consulta l’écran. Le numéro du correspondant lui était inconnu et elle n’avait pas envie de répondre. Sa journée avait été longue. Elle souhaitait s’accorder quelques moments de tranquillité avant que le jour ne touche à sa fin. Elle regarda le numéro et s’efforça de se souvenir. Ses enfants se servaient parfois de son portable et il arrivait que certains de leurs camarades l’appellent alors qu’elle était au travail. Cette sonnerie était insupportable, mais elle se refusait à éteindre l’appareil. Elle décida finalement de répondre.
— Bonsoir, dit une voix de femme à l’autre bout de la ligne. Vous êtes bien Elinborg ?
— Oui, c’est moi, répondit-elle d’un ton un peu sec.
— Pardonnez-moi de vous appeler si tard.
— Ce n’est pas grave. Qui êtes-vous ?
— Nous ne nous sommes jamais rencontrées, précisa sa correspondante. Je suis un peu inquiète même si je n’ai sans doute aucune raison de l’être. Il est capable de se débrouiller seul, d’ailleurs, il aime tellement sa solitude.
— Si vous me permettez, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Valgerdur. Il ne me semble pas que nous ayons déjà parlé toutes les deux.
— Valgerdur ?
— Je suis l’amie d’Erlendur, votre collègue. J’ai essayé de contacter Sigurdur Oli, mais il n’a pas répondu.
— Non, répondit Elinborg. S’il n’a pas reconnu le numéro, je suppose qu’il n’a pas voulu répondre. Dites-moi, il y a quelque chose qui ne va pas ?
— Non, tout va bien, merci. Je voulais simplement savoir si Erlendur vous avait contactée. Il est parti dans les fjords de l’Est l’autre jour et je n’ai aucune nouvelle de lui depuis.
— Il ne m’a pas donné de nouvelles non plus, répondit Elinborg. Depuis combien de temps est-il parti là-bas ?
— Il y aura bientôt deux semaines. Il venait de travailler sur une enquête qui l’a éprouvé et je suis un peu inquiète pour lui.
Erlendur n’avait pas dit au revoir à Elinborg ni à Sigurdur Oli. Ils avaient appris au commissariat qu’il s’était offert quelques vacances. Juste avant son départ, il avait trouvé les restes de deux personnes, un jeune homme et une jeune femme, disparus depuis un quart de siècle. Ils savaient qu’il avait également travaillé en solitaire sur une affaire dont il n’avait pas pu arrêter les coupables.
— N’a-t-il pas tout simplement envie qu’on le laisse tranquille ? suggéra Elinborg. Cela ne fait pas si longtemps qu’il est parti, s’il comptait voyager un peu dans l’Est et je sais qu’il a beaucoup travaillé ces derniers temps.
— Peut-être. Soit il a éteint son portable, soit il se trouve en dehors de la zone de couverture.
— Il reviendra, observa Elinborg. Il lui est déjà arrivé de prendre des vacances et de ne pas se manifester du tout.
— Bon, cela me rassure un peu. Vous pourriez peut-être lui dire que j’ai cherché à prendre de ses nouvelles si jamais il vous appelle.
26
Theodora n’était pas encore endormie. Elle fit une place dans son lit pour que sa mère s’installe à ses côtés. Elles restèrent un long moment plongées dans un silence paisible. Elinborg pensait à Lilja qui avait disparu d’Akranes sans que personne ne la revoie jamais. Elle pensait à la jeune femme de Nybylavegur, emmurée dans son silence. Elle revit Nina fondre en larmes face à elle dans la salle d’interrogatoire ; elle l’imagina avec un couteau à la main en train de trancher la gorge de Runolfur.
Le calme régnait dans la maison. Les garçons n’étaient pas rentrés et Teddi était resté au garage pour s’occuper de la comptabilité.
— Ne te fais pas trop de souci, dit Theodora qui percevait combien sa mère était inquiète, fatiguée et absente. En tout cas, pas pour nous, nous savons bien que tu dois parfois travailler beaucoup. Ne t’inquiète pas pour nous.
Elinborg sourit.
— Je crois que personne au monde n’a de fille aussi gentille que la mienne, observa-t-elle.
Puis ce fut à nouveau le silence. Le vent avait forci et chantonnait à la fenêtre. L’automne cédait graduellement sa place à l’hiver qui attendait son heure, froide et sombre.
— Quelle est la chose que tu ne dois jamais faire ? demanda Elinborg. Absolument jamais.
— Monter dans la voiture d’un inconnu, répondit Theodora.
— Exactement, confirma Elinborg.
— Sans aucune exception, reprit Theodora comme si elle avait depuis longtemps appris par cœur la leçon de sa mère. Quoi qu’ils puissent me dire, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Je ne dois jamais monter en voiture avec un inconnu.