— Ce n’est pas très gentil de…
Theodora l’avait souvent entendue prononcer cette phrase et elle la termina à sa place.
— … dire ce genre de chose parce que en général, les inconnus sont de braves gens, mais il y en a toujours quelques-uns pour tout gâcher. Voilà pourquoi tu ne dois jamais monter dans la voiture de gens que tu ne connais pas. Et même s’ils t’affirment qu’ils sont de la police.
— Très bien, ma chérie, observa Elinborg.
— Tu enquêtes sur une histoire comme celle-là ?
— Je n’en sais rien, répondit Elinborg. Peut-être.
— Quelqu’un est monté en voiture avec un inconnu ?
— Je n’ai pas trop envie de te raconter ce qui m’occupe ces jours-ci. Parfois, ce n’est vraiment pas drôle de parler du travail quand on rentre à la maison.
— J’ai lu dans le journal que deux personnes avaient été mises en prison, un homme et sa fille.
— En effet.
— Comment tu les as trouvés ?
— Le flair, répondit Elinborg avec un sourire tandis qu’elle pointait son index en direction de son nez. Je crois réellement qu’on peut dire que c’est mon odorat qui a résolu cette enquête. La jeune femme aime le tandoori, tout comme moi.
— Est-ce qu’il y a chez elle la même odeur de cuisine qu’ici ?
— Oui, elle est très semblable.
— Tu as été en danger ?
— Non, Theodora, je n’ai couru aucun risque. Ce n’est pas ce type de gens. Combien de fois faudra-t-il que je te répète que les policiers se retrouvent rarement dans des situations dangereuses ?
— Mais ils sont souvent agressés, en ville.
— Ce n’est que par de pauvres types ou des épaves, répondit Elinborg. Ne t’inquiète pas pour ça.
Theodora réfléchit longuement. Sa mère travaillait dans la police bien avant sa naissance. Elle ne savait pourtant que peu de choses sur sa profession car Elinborg préférait la préserver tant qu’elle était petite. Les enfants de son âge savaient en général en quoi consistait le travail de leurs parents. Ses connaissances dans ce domaine étaient plutôt limitées. Une fois, elle avait accompagné sa mère au commissariat de la rue Hverfisgata : Elinborg n’avait pas eu d’autre choix que de l’y emmener. Elle était restée assise dans un petit bureau pendant que sa mère terminait à la hâte diverses tâches. Des hommes et des femmes en uniforme ou en civil avaient passé leur tête à la porte pour lui dire bonjour en lui souriant et en s’étonnant de voir à quel point elle avait grandi à l’exception d’un bonhomme avec un imperméable qui l’avait regardée d’un air sévère en demandant d’un ton brutal à sa mère ce qu’il lui prenait d’emmener son enfant dans un endroit pareil. Theodora n’avait pas oublié les mots de cet homme. Un endroit pareil. Elle avait demandé à Elinborg qui c’était, mais sa mère s’était contentée de secouer la tête et de lui répondre de ne pas y prêter attention : il avait une vie difficile.
— Quel genre de travail tu fais, maman ? l’avait-elle alors interrogée.
— Eh bien, c’est un peu comme du secrétariat, ma chérie, lui avait-elle répondu. J’ai presque fini.
Theodora savait cependant qu’il ne s’agissait pas du tout de banales tâches de bureau. Elle considérait connaître la plupart des missions dont étaient chargés les policiers et savait bien que sa mère était flic. Elinborg avait d’ailleurs à peine prononcé le mot qu’on avait entendu des éclats de voix dans le couloir : deux fonctionnaires emmenaient un homme menotté qui avait été pris d’un accès de folie. Il se débattait, donnait des coups de pieds dans tous les sens et avait réussi à atteindre l’un des policiers en plein visage, ce qui l’avait fait tomber à terre, la tête en sang. Elinborg avait éloigné Theodora de l’embrasure de la porte qu’elle avait aussitôt fermée.
— Fichus cinglés, avait-elle marmonné en adressant un sourire embarrassé à sa fille.
Theodora se rappelait ce que Valthor lui avait confié un jour, alors que la soirée était bien avancée et que leur mère n’était toujours pas rentrée à la maison. Il lui avait dit qu’elle était aux trousses des plus grands criminels du pays. C’était l’une des rares fois où Theodora avait perçu que son frère aîné était fier de sa mère.
La même question revenait maintenant aux lèvres de Theodora, allongée sur son lit à côté d’Elinborg.
— Quel genre de travail tu fais, maman ?
Elinborg ne savait pas comment lui répondre. Cette enfant s’était toujours intéressée à ses activités professionnelles, toujours montrée curieuse des détails : ce qu’elle faisait, les gens qu’elle rencontrait, ses collègues. Elinborg avait déjà tenté de lui répondre aussi bien qu’elle l’avait pu sans lui parler de meurtres, de viols, de violences faites aux femmes et aux enfants ou encore d’agressions physiques. Elle avait vu un certain nombre de choses dont elle se serait bien passée et qu’elle ne pouvait se résoudre à décrire à un enfant.
— Nous portons secours aux gens, répondit-elle finalement. Aux gens qui ont besoin qu’on les aide. Nous essayons de veiller à ce qu’ils puissent mener leur vie dans la paix de Dieu.
Elinborg se leva et couvrit sa fille avec la couette.
— Crois-tu que je n’aie pas été assez gentille avec Birkir ? demanda-t-elle.
— Non.
— Alors, que s’est-il passé ?
— Birkir ne t’a jamais considérée comme sa mère, répondit Theodora. C’est ce qu’il a raconté à Valthor. Ne lui répète pas que je te l’ai dit.
— Valthor te confie un certain nombre de choses assez bizarres.
— Il m’a aussi dit que Birkir en avait marre de sa famille d’adoption.
— Tu crois que nous aurions pu nous y prendre autrement ? s’inquiéta Elinborg.
— Sûrement pas, répondit Theodora.
Elinborg déposa un baiser sur le front de sa fille.
— Bonne nuit, ma chérie.
Les interrogatoires de Konrad et de Nina se poursuivaient, même si elle ne les dirigeait plus. On les questionnait sans relâche sur leurs emplois du temps au cours de la nuit où Runolfur avait été assassiné. Leurs dépositions demeuraient pour l’instant inchangées. Leurs déclarations étaient très semblables. On soulignait qu’ils avaient eu assez de temps pour accorder leurs violons. L’homme qui s’était manifesté à la police en disant avoir vu une femme assise à la place du passager dans le quartier de Thingholt alors qu’il rentrait chez lui dans la rue Njardargata avait été contacté afin qu’il puisse identifier l’épouse de Konrad. Il avait affirmé être certain que c’était bien cette femme qu’il avait aperçue dans la voiture stationnée à proximité du domicile de Runolfur cette nuit-là.
Elinborg était venue s’asseoir dans la salle d’interrogatoire avec Konrad dans la fin de l’après-midi. Il était visiblement fatigué par son isolement, ces perpétuelles questions et les inquiétudes qu’il nourrissait pour sa famille, surtout pour Nina. Il lui demanda des nouvelles de sa fille et elle le persuada qu’elle allait aussi bien que possible étant donné les circonstances. Tout le monde s’employait à ce que cette affaire ne traîne pas en longueur.
— Les vêtements qu’elle portait et ses mains n’auraient-ils pas dû être couverts de sang ? observa-t-il quand les questions s’orientèrent vers la participation de Nina au meurtre. Je n’ai pas remarqué la moindre trace de sang. Ni sur ses vêtements, ni sur ses mains. Il n’y avait pas de sang.
— Vous m’aviez dit ne pas vous être soucié de ce détail.
— Cela me revient maintenant.
— Êtes-vous en mesure de le prouver ?
— Non, j’en suis incapable. Je sais que nous avons commis une grave erreur en n’appelant pas immédiatement la police pour qu’elle vienne sur les lieux et pour lui montrer que Nina n’avait pas pu tuer cet homme. C’était également une erreur de ne pas envoyer Nina au service d’accueil d’urgence des victimes de viols pour qu’elle reçoive une aide psychologique. Évidemment, nous aurions dû faire tout cela. Nous n’aurions pas dû fuir. C’était une erreur et nous la payons maintenant. Mais vous devez me croire. Nina n’aurait jamais pu faire une telle chose. Jamais.