— Que devrais-tu savoir ?
— Ce n’est pas une odeur de pétrole que Konrad a sentie. Mon Dieu, nous aurions dû nous concentrer sur son histoire à lui. J’en étais sûre. Nous aurions dû orienter cette enquête en creusant beaucoup plus dans son passé.
28
Elinborg resta un bon moment assise dans sa voiture avant d’entrer dans la station-service. Malgré la journée très chargée qui l’attendait, elle s’accorda un peu de temps pour écouter une émission où il était question d’anciennes variétés islandaises. Le programme touchait à sa fin. Elle avait grandi avec cette musique-là qu’elle appréciait beaucoup, même si elle s’était aperçue plus tard que la plupart de ces chansons étaient en réalité des mélodies étrangères pour lesquelles on avait composé des paroles en islandais. Les titres s’enchaînaient dans l’habitacle. Ils parlaient du printemps dans la forêt de Vaglaskogur, de la Petite Loa du village de Bru et de Sinbad le marin. Ils lui rappelaient un monde révolu ; ils lui rappelaient Bergsteinn. Son ex-mari s’était toujours intéressé à ces vieux succès et parlait souvent de la différence entre l’ancien temps et le monde moderne où l’innocence et la simplicité de la musique destinée à la danse avaient été remplacées par des chansons revendicatives, emplies de ressentiment et d’âpres critiques. Cette musique lui rappelait également Erlendur qui était parti dans l’Est, sur les lieux de son enfance où il voulait être tranquille : sans doute n’avait-il pas emporté avec lui son téléphone portable. Il ne s’était manifesté auprès de personne. Cela avait été comme cela les rares fois où il s’était accordé quelques vacances là-bas. Elle s’était demandée ce qu’il était allé y faire et s’était permise de contacter la pension d’Eskifjördur pour voir s’il y avait pris une chambre, mais personne ne l’avait croisé. Elle avait hésité à téléphoner car, connaissant Erlendur peut-être mieux qui quiconque, elle savait qu’il ne supportait pas ce genre d’intrusion.
Elle descendit de sa voiture et entra dans la station-service. Elle avait consulté les vieux procès-verbaux de l’accident mortel qui avait coûté la vie au père de Runolfur sur la route nationale et retrouvé le nom de l’homme qui conduisait le camion. À l’époque, il travaillait pour un transporteur basé à Reykjavik. Elinborg s’était rendue aux bureaux de l’entreprise afin de le rencontrer et elle avait discuté avec son ancien chef.
— Je voulais savoir si Ragnar Thor était en ville, je n’ai que son numéro de portable et ça ne répond pas, avait-elle précisé après s’être présentée.
— Ragnar Thor ? Il y a des lustres qu’il ne travaille plus ici.
— Ah, pour quelle entreprise roule-t-il ?
— Pour qui il roule ? Eh bien, c’est qu’il ne roule plus. Pas depuis l’accident.
— Vous voulez parler de cet accident mortel ?
— Oui, il a changé de métier après ça.
— C’était lié à cet événement ?
— Oui, répondit l’homme.
Assis dans son bureau où il feuilletait les fiches de chargement, il avait à peine levé les yeux quand Elinborg était venue le déranger.
— Savez-vous à quel endroit il travaille maintenant ?
— Dans une station-service de Hafnarfjördur. Je l’ai croisé là-bas il y a disons deux mois. Je suppose qu’il y est toujours.
— Cet accident l’a atteint à ce point ?
— Vous voyez bien, il a arrêté de rouler. Complètement.
Elinborg l’avait quitté pour se rendre directement à la station-service qu’il lui avait indiquée. Les lieux étaient calmes, il n’y avait que peu à faire. Un client se tenait à côté de son véhicule et se servait en carburant, économisant ainsi quelques maigres couronnes. Deux employés étaient assis à la caisse, une femme âgée d’une trentaine d’années et un homme d’environ soixante ans. La caissière ne lui accorda aucune attention, mais son collègue se leva, lui adressa un sourire et vint lui demander en quoi pouvait lui être utile.
— Je suis à la recherche de Ragnar Thor, déclara-t-elle.
— Eh bien, c’est moi, répondit l’homme.
— Votre portable ne fonctionne pas.
— En effet, vous avez essayé de me joindre ? Je n’ai pas encore eu le temps de m’en acheter un autre.
— Pourrions-nous discuter tranquillement quelques instants ? s’enquit Elinborg en regardant la caissière. Je voudrais vous poser quelques questions, il n’y en a pas pour longtemps.
— Eh bien, nous pouvons allez dehors, proposa l’homme en lançant également un regard à sa collègue. Que… Qui êtes-vous ?
Ils sortirent du bâtiment. Elinborg lui expliqua qu’elle était de la police et qu’elle enquêtait sur une affaire compliquée. En résumé, elle désirait l’interroger sur l’accident qu’il avait eu quelques années plus tôt quand une voiture avait percuté son camion avec à son bord un homme qui avait perdu la vie.
— L’accident ? renvoya Ragnar Thor, subitement très méfiant.
— J’ai lu les procès-verbaux, précisa Elinborg, et je sais parfaitement qu’ils ne sont pas toujours complets. Voilà pourquoi j’ai souhaité vous rencontrer. Vous avez arrêté de rouler, n’est-ce pas ?
— Je… Je ne vois pas en quoi je peux vous être utile, répondit Ragnar Thor en reculant d’un pas. Je n’ai jamais parlé de cet événement à personne.
— Je le comprends parfaitement, ce n’est pas drôle de se retrouver confronté à un tel drame.
— Avec tout le respect que je vous dois, je crois que, justement, vous ne le comprendriez qu’en le vivant vous-même. Je ne vois pas en quoi je peux vous aider et je serais heureux que vous me laissiez tranquille avec cette histoire. Je n’ai jamais parlé de ça à quiconque et ce n’est pas maintenant que je vais commencer. J’espère que vous m’en excuserez.
Il s’apprêta à retourner à l’intérieur de la station.
— L’enquête sur laquelle je travaille est le meurtre du quartier de Thingholt, cela vous dit quelque chose ? interrogea Elinborg.
Ragnar Thor s’immobilisa. Une voiture se gara devant l’une des pompes.
— Ce jeune homme qui a été assassiné, égorgé, était le fils de celui qui est décédé dans cet accident de la route.
— Son fils ?
— Il s’appelait Runolfur et il a perdu son père à ce moment-là.
L’homme qui s’était garé à côté de la pompe restait rivé sur son siège où il attendait qu’on vienne le servir. La caissière demeurait immobile.
— Je n’y étais pour rien, murmura Ragnar Thor. Je n’avais aucun tort dans cet accident.
— Ragnar, il me semble que tout le monde est d’accord sur ce point. L’homme a tourné d’un coup sec et vous a barré la route.
Le client dans sa voiture klaxonna. Ragnar Thor jeta un regard dans sa direction. La femme assise à la caisse ne levait toujours pas le petit doigt. Il s’approcha du véhicule et Elinborg le suivit. Le conducteur abaissa sa vitre par laquelle il tendit au pompiste un billet de cinq mille couronnes sans dire un mot. Puis, il remonta la vitre.
— Que voulez-vous savoir ? demanda Ragnar Thor tandis qu’il commençait à servir l’automobiliste.
— Y avait-il quoi que ce soit d’étrange dans cet accident ? Un détail que vous n’auriez pas mentionné dans votre déposition, une chose qui expliquerait comment cela s’est passé avec précision ? Tout ce qui est dit dans le procès-verbal, c’est qu’il semble que le père de Runolfur ait perdu le contrôle de son véhicule.
— Je le sais.
— Sa femme affirme qu’il s’est endormi au volant. Est-ce la vérité ou bien s’est-il passé autre chose ? A-t-il commis une faute d’inattention ? Perdu sa cigarette sur son siège ? Qu’est-il réellement arrivé ?
— C’était vraiment le père de ce gars assassiné à Thingholt ?